La première fois qu’il l’entrevît
derrière la ligne d’arbres, Didier garda une certaine distance. Les pas qu’il
fit vers elle, l’engageaient à l’indifférence et, ainsi éviter des signes ostensibles
qui décèleraient chez lui une attirance naissante. Le regard se fixait juste
sur le paysage, pourtant distrait par cette beauté étrange. Mais alors qu’il se
persuadait d’avoir contenu l’émoi que provoquait sa présence, trop absorbé par
la rigueur qu’impose la courtoisie d’une visite, il n’avait pas senti qu’elle
lorgnait déjà, insidieusement, méthodiquement, sur son existence. Deux ans plus
tard, Didier n’imaginait pas qu’elle deviendrait sa tombe.
Didier songeait depuis
fort longtemps à sortir de ce cauchemars qui l’ankylosait affectivement dans
l’obscurité. Etait-ce l’ombre de Batman sur la housse de couette qui l’exaspérait au réveil ? « Je ne peux pas continuer à dormir dans le lit de mon fils ». C’est
vrai quoi ? Est-ce que c’est encore la place d’un adulte de 41 ans ? D’un
père qui devrait avoir son propre plumard ? Au début, il s’accommodait de naviguer
entre les lits superposés et le clic-clac, installé dans le petit salon, au
rythme des visites des enfants et de quelques relations fugitives. Mais plus
maintenant. Ca finissait par rejaillir sur sa situation chronique de
célibataire, alors qu’il se sentait déjà bien affligé par le divorce.
Tout comme il n’avait pas
choisi la housse de couette, il n’avait pas choisi cette séparation. Didier
était persuadé qu’elle lui avait demandé de partir parce que la faillite de la
boîte pesait sur sa lucidité et faisait craindre la perte de la maison. C’était
quoi au juste cette maison? Sa foutue maison ! (Un jour il lui avait demandé ce
qu’elle aimait le plus entre la maison et son époux. Ce n’est pas tant
l’absence de réponses qui l’abasourdit mais cette expression dans le regard qui
éclatait comme une évidence). Cette maison était un lieu de vie qu’ils
n’avaient pas forcément envisagé, davantage une opportunité offerte par le
beau-père de la copine de Didier, qui lui, y voyait un complément à sa retraite.
La maison « plain pied », à partir de l’aménagement de la pièce
centrale, rappelait l’ambiance boisée d’un chalet avec les pans de sa toiture
inclinée. Le blanc de la peinture ajoutait, à l’empathie de l’habitat, un
certain cocon. Un blanc qui l’avait lui-même posé, avec rigueur et affection. Les
chambres, au nombre de quatre, étaient, elles aussi, couvertes de bois lasurés,
plaqués au mur comme au plancher. Surtout celle du couple, où avaient jailli
dans l’entrebâillement de la porte, tout aussi inattendus qu’une rafale de vent
annonçant l’averse, ces mots, à la fois fulgurants et fugaces : « Je
ne t’aime plus. Je te demanderai de partir ». Il n’avait rien vu venir.
Surtout pas après la naissance du dernier. Tout juste 1 mois. Le stoïcisme
avait figé la pièce comme s’il s’inspirait d’un « mouvement » en
peinture. La souris ne bougeait plus à force de pression de l’acrylique,
pendant que l’expression du visage se solidifiait lentement, craquelant sous
l’effet du séchage. Le vernis avait tétanisé le corps et la pensée. Seul le
cœur, à la cadence où il allait, ne s’étant pas préparé à une telle annonce,
engloutissait la tension ambiante, échappant, de fait, à la léthargie de cette
nature morte.
Il n’aurait rien vu
venir ? Sa décision avait été certainement fomentée durant la grossesse. Il
comprit d’ailleurs, bien plus tard, pourquoi elle désertait le lit conjugal,
sous prétexte d’une position douloureuse et inconfortable, pour s’allonger dans
une chambre voisine. La preuve qu’il n’a rien vu venir, c’est qu’il finissait
par la rejoindre…. Alors comme il considérait qu’il est inutile de s’accrocher
à une personne qui ne lui offrait plus son amour ni ses faveurs, il n’insista
pas de trop, pas vraiment. Le mobilier et l’électroménager appartenaient à sa
compagne, une acquisition rendue possible par un héritage, consécutif au décès
du père de la mariée. Didier, consterné d’entendre dans la bouche d’un copain
que des familles se déchiraient pour une petite cuillère, devait s’en tenir à
l’essentiel, les vêtements. Et puis il y avait les enfants. Inutile de rajouter
à l’incompréhension, la stupéfaction et le déchirement. Essayer de préserver ce
qui pouvait l’être. Mais après maintes et maintes distorsions cérébrales, il
finit par se dire que sa logeuse l’avait expulsé par défaut de provisions,
entraînant la peur, infondée, d’un déclassement social. Voilà tout.
Didier se décida à laisser
le clic-clac déplié, même si son ouverture mangeait le peu de surface que
disposait cet appartement de 45
m2 . Le confort et l’esthétisme, que pouvait offrir la
décoration d’un intérieur, commençaient à s’éloigner de ses considérations
matérialistes, à voir le meuble de bureau qu’il avait récupéré après la
faillite de l’entreprise et installé dans cette pièce. Il avait accepté de s’écarter,
peut-être aussi parce qu’il n’en avait plus les moyens, de ce que sa vie
maritale lui avait offert ; une position sociale, la reconnaissance d’une
vie ordinaire plongeant dans le quotidien familial ; honni le lit de 120
par 240 cm
pour dorénavant s’affaler dans des nuits presque blanches à trop fréquenter les
couches rudimentaires, posées à même le sol, les canapés trop mou des camarades
qui militent pour le commerce équitable et les draps de passage qui
l’éloignaient des ailes vampiriques de Batman.
Si successivement, la
séparation, le squat mal vécu, l’éloignement douloureux des enfants, la
liquidation judiciaire, l’état de stress, le décès de son père, les petits
boulots de nettoyage, et toutes les situations incommodantes liées à l’état
périclitant de voitures ne présentant plus toutes les garanties de viabilité, ponctuaient
l’agenda de Didier, son moral ne flanchait pas. Mis déjà à rude épreuve, sa
première hantise résidait dans la façon dont le bébé se comporterait vis-à-vis
de lui. La mère refusait, par une décision unilatérale, de ne pas confier SON
bébé au père car, considérait-elle, il ne pouvait pas l’accueillir dans de
bonne disposition. Il faut bien reconnaître que la maison qu’il occupait ne
garantissait pas le confort nécessaire. Une grande maison située à 150 m du chalet, appartenant
à un médecin et une biologiste. Un couple, qui en déplacement au Vietnam
pendant plusieurs mois, avait gentiment accepté la présence de Didier. De temps
en temps, le dimanche après-midi, elle l’autorisait à garder le petit. Un jour,
alors que la mère de Didier rendait visite à ses petits-enfants, elle prit le
bébé dans les bras. Très vite, il se mit à pleurer. Instinctivement, alors
qu’ils n’avaient passé ensemble qu’une poignée d’heures, il insista bruyamment
pour revenir dans les bras du père, plaquant la tête contre son épaule. A voir
le silence qui s’en suivit, on aurait pu se demander lequel des deux était le
plus soulagé. L’amour avait, à cet instant, saisi leur retrouvaille. C’est le
père qui se mit à pleurer.
Dire que le poids de son
désœuvrement ne l’affectait pas serait oublier que Didier s’adonnait de temps à
autre à un alcoolisme abyssal afin d’éteindre les feux de détresse et tenter,
en vain, d’amoindrir sa tristesse. Ce qui, toutefois, ne le diminuait nullement
dans ses efforts pour rebondir, en s’assurant des courses de fond hebdomadaires
et faire mentir l’ex-épouse, à voir la quinzaine de kilos perdue :
« Je pensais que tu t’enfoncerais ». Cette délicate pensée raisonna
chez Didier, non pas pour y trouver matière à conflits et ourdir une
contre-attaque tout aussi caustique, mais pour mieux saisir le sens de sa vie. Qu’est-ce
qui motivait cette volonté de réagir et surtout d’agir ? Qu’est ce qui
pourrait remplacer, dignement, la présence des enfants ? Dans un calendrier à trous, chaque jour, marqué d’une croix, se consumait inéluctablement, d’autant plus que le rythme biologique
se fout des états d’âme et ne fait aucune pause pour convenir au désir
parental.
Car là encore, l’ex-femme
pouvait se tranquilliser de toutes velléités du père des enfants de perturber
les dispositions du jugement de divorce. Au point que la présidente, en guise
d’infliction non mesurée, s’adressant à l’assistante exclusivement féminine,
qui faisait dire à Didier que ce n’est pas le genre qui suscite du mépris mais
bien la fonction, s’accorda à proclamer, lors de la première et unique audience,
devant la présentation d’une situation non solvable du géniteur, et la garantie
d’obtenir la garde des enfants pour la seule responsable légale, que « Ce
dossier sera vite réglé ». Le dossier certainement. Mais pas sa vie. Sa
vie à lui. C’est sa vie qu’on expulsait lors d’une césarienne non désirée. A
l’instar du souvenir radieux de la robe de mariée de la requérante, la robe
noire de ces hussards rêches, qui sied théâtralement à leur beauté glaciale, rajoutait
au poids de cette sentence implacable. Quel que soit le cas de figure, l’arrogance
masculine devait se rétracter dans son froc, devenu ample pour le coup.
Comment allait-il
faire ? Didier pouvait s’arranger avec les objectifs de décroissance et de
récupération d’objets sommaires, il pouvait même s’asseoir sur des boulots
gratifiants et rechignait à des postes équivalents à sa qualification, pourvu
qu’il donne du sens aux rencontres épisodiques avec ses trois enfants.
L’intérim ne s’applique pas à tous les domaines de la vie de père. Il avait
signé un acte d’union, pas un contrat à durée déterminée. Il avait surtout
décidé, intrinsèquement, d’assumer ce rôle de père. Non pas pour convenir d’un
devoir moral, ou même d’une autorité supérieure, mais tout simplement parce
qu’il les aimait. Il aimait ses gosses. Des gosses en bas-âges, bon sang !
De sept, quatre et un an. Il se devait d’être là « pour le meilleur et
pour le pire ». Il l’avait signé comme un sacrement fait à la vie.
Il ne les aimait pas tous
les quinze jours, uniquement les week-ends de garde, ou pendant les vacances,
il les aimait constamment. Il allait faire de son mieux pour honorer ce dont il
pensait, au départ, lui être dévolu au sein d’une famille. Il savait de toute
façon, que pour eux quatre, l’essentiel était de se retrouver, d’être ensemble,
peu importe l’imprimé d’une housse de couette, et que Didier change les couches
du dernier, à même le sol, à défaut d’une table à longer. Peu lui importait. Le
chalet ne lui manquait pas. Son confort non plus. L’ex non plus. Inutile de
s’attarder dans la contrée des regrets, des pulsions, des rancœurs, d’un état
au conditionnel devenu une pensée ravageuse « Si j’avais su ». Ce qui
comptait c’était d’être avec ses enfants. D’ailleurs, il se reprenait à
quelques reprises, il « n’avait » pas les enfants mais «était» avec ses
enfants. Car Didier avait bien compris que, si une grande partie des
comportements d’adulte découle de l’enfance, leurs vies ne lui appartenaient
pas. Tout comme il avait banni de son vocabulaire des mots tels que
« chef », « commander », « obéir », effacés par
« adulte », « décider » et « écouter ». Un moyen
comme un autre d’essayer d’adoucir le peu de temps accordé à leurs côtés. C’est
souvent qu’il leur répétait « Nous faisons les choses ensemble ». Des
choses simples. Des petits plaisirs partagés comme une baignade, une visite à
la famille ou aux musées, une promenade en forêt ou un tour dans les parcs pour
enfants de la région brestoise et à quelques reprises des manifestations contre
le nucléaire ou les OGM. Il essayait aussi de privilégier les repas, autour
d’une table ronde, récupérée chez un copain. La télévision éteinte, il espérait
favoriser ce moment charnière dans une journée. Didier rejetait l’idée de rang prédéterminé
en fonction du rôle du père et proposait une chaise tournante. Le moment était à
la complicité. Manifestement Didier tentait de cimenter des liens d’affection,
mal menés par les incertitudes.
En vérité, tout n’était
pas idéal. L’abus d’autorité parentale est une plaie. En être dépourvue
fragilise les règles de respect à autrui et donc à soi-même. D’ailleurs, il mit
longtemps à comprendre qu’il s’était trompé sur la notion de respect. « La
première personne pour qui vous devez avoir du respect, c’est votre mère. Elle
vous a donné la vie ». C’était devenu inexact pour lui, trop télescopé,
trop flagrant : ils devaient, avant tout, avoir du respect pour eux-mêmes.
L’entente « enfants et parent seul » était parfois malmenée. Il y eût
des points de tension. Des coups de cuillère en bois sur le bout des doigts. Des
soupes recrachées par un capricieux, qu’il fallait ravaler entre les sanglots
et qui, rajoutés à la grogne du père, momifiaient les deux autres enfants. Il savait
que certains prônaient la « communication non violente » mais il est
bien plus facile de soulager les frustrations d’un enfant, lorsque réunis, la
cohésion et le confort du couple s’harmonisent pour ne faire plus qu’un. Malheureusement,
garder une attitude permanente de bienveillance, en allant seul se confronter à
l’exigence de trois autres personnes, en commandant une réponse différente à
chaque fois, est improbable.
Alors comment faire ?
Quel est la meilleure attitude à adopter pour maintenir une affiliation
familiale et pour combler une insatisfaction affective qui nourrit la solitude ?
Etant préoccupé depuis quelques années par la dégradation des espaces naturelles
et les atteintes endémiques liées à la disparition de la biodiversité, du fait
des activités chimiques de l’homme, Didier se trouva une cause juste à
soutenir, un refuge face à un monde qui s’écroulait autour de lui : le
sort réservé aux abeilles. Il n’y avait rien à envier non plus à cette espèce
en voie de disparition. De là, à supposer que Didier, inconsciemment,
s’apitoyait sur leur effondrement parce qu’il y trouverait le début du
cheminement vers un état de résilience, serait se tromper sur la sincérité de
son engagement. Il y a comme une résurgence à l’instinctivité. A chaque fois
qu’une espèce vivante est menacée, traquée, rongée, empoisonnée, finie par
disparaître, il y a urgence à faire appel à cette animalité qui sommeille dans
les tripes, dans ce cerveau primaire, ce siège des émotions, et qui casque à
chaque fois, à chaque coup porté, au fond, contre l’humanité elle-même. Il n’y
a qu’une famille sur Terre, la Vie. Si on proclamait que chaque acte
dévastateur commis par l’homme contre la Vie se retournait contre l’humanité,
on appellera ça du suicide, un suicide collectif, inconscient certes, mais
viscéral. A terme, ce n’est pas la Vie qui disparaitrait sur Terre mais bien
l’espèce humaine. Et quand on y pense bien, le vivant, doté de millions
d’années, peut se passer d’un Etre pensant, pesant de tout son poids
mégalomaniaque sur sa propre raison d’exister. L’espèce humaine a, à plusieurs
reprises, éradiqué de son histoire des civilisations entières ou de minuscules
peuplades. Les menaces de radiations ont été même effleurées. Est-ce que la
Nature s’en sortait indemne ? Surement pas, à voir la destruction de la
Mégafaune. Mais l’exemple de l’explosion nucléaire de Tchernobyl montre une
adaptation bien plus prégnante, bien plus persévérante, des autres espèces
animales ou végétales lors de la transformation d’un milieu. Leur survie en
dépend. Celle des humains est bien plus hypothétique, du fait de son
expansionnisme boulimique. Didier, qui n’a pas de sympathie particulière, pour
Michel Onfray, ni de haine d’ailleurs, lui accorde au moins ce crédit :
comme d’autre civilisation, celle-ci finira par s’effondrer. Est-ce que
l’humanité s’en remettra ? C’est bien moins évident comme le pense Yves
Paccalet dans son pamphlet « L’humanité disparaîtra, bon
débarras ! ».
On peut aller aussi chercher
dans son enfance, des repères quant à son lien avec la nature ou des évènements
qui ont certainement frappé sa conscience, comme l’échouage de l’Amoco cadiz et
la souillure de la plage de Santec, engendrée par l’épandage de milliers de
tonnes de pétrole brut, mais cela ne viendrait pas non plus justifier sa
démarche volontariste. Oui c’est ça. Il faut aller chercher dans son enfance et
revivre l’insouciance des regards et des gestes. Il faut s’aventurer dans les
premiers souvenirs de mer, ou tout du moins dans l’absence de mer qui libérait
une aire de jeux et de victuailles quand celle-ci faisait sa marée basse. Et
dans les derniers retranchements, à l’affluent d’un barrage de pierre que
représentait Roc-Santec, se frotter à l’immensité d’un royaume océanique.
Les premières adhésions
furent sans engagements réels. Malgré tout, sa curiosité naturelle le poussait
davantage à comprendre le déclin de cette société antédiluvienne, si bien contée
par Maeterling, si bien défendue par les apiculteurs de la Ffap (Fédération
française des apiculteurs professionnels). Il se trouvait également à une
période de sa vie où l’acte politique se délitait dans le désœuvrement. 15 ans
de militantisme au sein de quelques partis, la frustration, les revers et les
coups bas, avaient eu raison de ses convictions premières (Une de ses partenaires
lui avait asséné à la figure : « Mais qui es-tu pour
convaincre ? ». Ca avait agi sur lui comme un électrochoc). Pour
autant l’envie de s’exprimer, et donc d’agir, était bien ancrée, indissociable
dans sa façon de refuser la fatalité, tout comme il refusait de s’apitoyer sur
son existence. Il laissa donc tomber la politique (enfin, en la consommant avec
modération) pour s’orienter vers des actes plus directs, qui s’apparentent à de
la désobéissance civile. Et quoi de mieux que le collectif des Faucheurs
Volontaires d’OGM pour entamer ce nouvel apprentissage de résistance contre le
capitalisme destructeur des ressources naturelles et humaines. Sauf que, la
façon dont il pensait l’action radicale, ne se contenterait pas d’une
expression contestataire. Cela devrait prendre forme dans le burlesque et la
dérision, voire la provocation. Il se mit alors à s’imaginer vêtu du costume de
celles qu’il défendrait dorénavant.
Jusqu’à présent les
exemples de déguisements d’abeille qu’il avait entrevus, ne satisfaisaient pas sa
détermination. Peu importe le résultat final, la transformation devait être totale,
de la tête au pied, il fallait devenir méconnaissable. Le travestissement
n’était pas une nouveauté pour Didier. Déjà, plus jeune, son goût pour la
transformation par le déguisement, égayait son passe-temps, donner de l’allure à
sa fantaisie, plus que par nécessité de se cacher afin de ne pas apparaître tel
qu’il était, même si l’explication de cette désinhibition frénétique pouvait plonger
dans la carence de confiance, le besoin d’exister auprès des autres. D’être
aimé finalement, voire peut-être même de se sentir courtisé. Il avait trouvé
dans l’organisation de carnavals, l’occasion de s’exprimer pleinement dans l’amusement,
prenant ainsi le relai des spectacles montés tout au long de sa scolarité au
sein de l’école primaire « Pierre et Marie Curie » de Saint-Pol-de-Léon.
Alors c’est presque naturellement, et parce qu’il avait emmagasiné de nombreux souvenirs
joyeux, liés à l’excès d’exubérance, qu’il opta pour le déguisement d’abeille. Après
avoir parcouru quelques sites sur internet, vu d’autres créations, les choses
se mirent en place. Le temps consacré à la recherche des accessoires,
permettait à une couturière de confectionner le « corps » de
l’insecte. Tout avait été pensé. Les ailes devaient être souples mais
suffisamment rigides pour ne pas céder à la moindre agitation, caractéristique
première d’une bestiole. Le textile était en tissu bio, histoire de se prémunir
des piqures des plus virulents adversaires. La cagoule, les lunettes jaunes et
le maquillage sans parabène prenaient soin de remodeler le visage. Sa part de
féminité s’exprimerait dans l’élégance d’un collant, convenant à sa morphologie
masculine, suffisamment peu convenable dans l’opacité, pour ne pas le confondre
avec une reine. Restait à trouver un nom à ce personnage. L’inventaire
étymologique, qui couvre la désignation du mâle chez l’abeille, se contente de
deux possibilités : le faux-bourdon ou l’abeillaud. Nul doute que
d’assortir un personnage du nom de dédé le faux-bourdon ne collerait pas à une
image dénuée d’agressivité, porteur d’un message de non violence. Didier devint
donc « dédé l’Abeillaud » (rares sont ceux qui ont souligné que la
majuscule était portée par l’Abeillaud. Une simple fantaisie du créateur ?
Non. Plutôt le symbole de mettre l’accent sur ce qu’il y a de plus important). Voilà.
Tout y était, tout se métamorphosait, loin, très loin, à son grand soulagement,
du tragique destin de la vermine de Kafka. A un détail près tout de même. Un
détail qui sera judicieusement préconisé par un illustrateur prolifique. Marcel
de la Gare conseilla à dédé l’Abeillaud l’usage d’un objet qui aurait eu toute
sa place au sein des gadgets des numéros de « Pif magazine » :
le kazoo. Cet instrument buccal, animé par la seule vibration d’une fine membrane
circulaire, due au souffle de la bouche, encalminée sur le haut de l’objet,
imitait à merveille le bourdonnement de l’abeille, faisant le bonheur des
enfants, rarement saisis par l’effroi. Les quelques exemplaires en plastique,
expédiés de sa part par la Poste, suffirent à la complicité musicale de Didier et
de ses enfants. Mais mis sur la piste, dédé ne voulait pas transiger avec la
facilité. Il fit l’acquisition d’un modèle tout en métal, couleur de miel !
Cette métamorphose se révéla être un extraordinaire interlude existentiel face
à l’inanité des consciences.
wouhaou.... magnifique... la naissance de dédé l'Abeillaud <3
RépondreSupprimerquel talent d'écriture.... j'ai été parcourue par de nombreuses émotions tout au long de la lecture... Merci pour ta diversité dans la résilience... tu es une très belle personne incarnée... et attention le curcuma ça jaunit les dents ;-)