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vendredi 6 octobre 2017

A mes Mères Bretonnes

Novembre c’est le mois du deuil chez les Bretons. Quoique pas tout le mois, et pas pour tous les Bretons. Juste ce qu’il faut pour fleurir les cimetières de leurs plus beaux ornements, si éphémères toutefois. Ma famille, enfin celle de ma mère, ne s’est pas embarrassée de ce détail. La tombe de mes grands-parents un jour s’est affaissée et ne s’est plus depuis redressée. Les services techniques de Santec ont du mettre bas la croix de granit qui ornait la tombe et qui risquait de se vautrer chez le voisin. Non mais imagine un peu la scène ! Le cimetière de Santec est l’endroit le plus propre que je connaisse. Pas une brindille dans l’allée centrale, les gravillons donnent l’impression d’être javellisés pour les garder blancs, et s’il le faut les gars du service technique viendront les changer. Contrairement aux autres cimetières, celui de la commune est toute l’année fleuri, et au besoin, si la tempête est trop forte, on y mettra des fleurs en plastique. Chaque rangée est alignée au couteau. Pas un corps doit dépasser : t’as vécu à l’école dans un rang, t’as fait ton service militaire dans un rang, t’as travaillé dans un champ pour aligner les oignons que tu plantais en rang, à l’église, pareil ! En rang. Et bien même mort tu finis dans un rang !
Ici le silence à un nom : inclinaison. Dans tous les sens du terme d’ailleurs. Quand tu longes le muret avant de rejoindre la salle des fêtes tu ne vois que des postérieurs en l’air. La tête vers le bas, les femmes grattent et nettoient. Et au milieu de ces morts endimanchés, mon pépé et ma mémé qui font des siennes. Ils ont du encore s’engueuler en breton et ça a tellement bardé qu’ils ont fini par faire s’écrouler le toit de leur dernière demeure.
Novembre n’était pas mon mois préféré pour passer quelques jours dans leur maison d’avant, lorsqu’ils étaient vivants. Plutôt l’été, avec les cousins et cousines, mais surtout seul quand les vacances de Pâques se pointaient. J’ai une tendresse profonde pour cette époque, pour mes grands parents, notamment pour ma mémé, Marie-Véronique.
Que dire d’elle ? Quels souvenirs je garde d’elle ? J’ai en premier le souvenir d’une femme généreuse. Et comment cela aurait-il pu être autrement pour une communiste ? Son affiliation n’avait rien de saugrenue dans ces années 50. A savoir quand même que Santec, enclave communiste depuis quelques générations, faisait figure de tâcheron rouge dans une région ancrée à droite avec une forte pratique religieuse. Donc ma grand-mère, Marie-Véronique, était communiste, et c’est la seule personne à qui j’ai trouvé aujourd’hui une raison valable de voter pour Georges Marchais,  lorsqu’elle me confia : « Tu sais mon garçon, je vote pour lui, parce que je le trouve beau ! ». J’avoue que mémé manquait certainement de discernement sur la beauté masculine. Sa télévision en noir et blanc, avec un écran qui élargissait le haut du crâne de Georges Marchais, ne favorisait pas chez moi un enthousiasme débordant, c’est comme-ci je me méfiais déjà des staliniens et des hommes politiques, en général.
Les conditions de vie n’étaient pas étrangères au fait que mes grands-parents, et leurs parents avant eux, votaient communiste. Pour la plupart, ils cumulaient les métiers de petits pêcheurs des côtes/agriculteurs, ou s’exiler sur St-Pol-de-Léon comme ouvrier agricole, dans un des dépôts de légumes qui fleurissaient autour de la gare, dans ces années d’après-guerre.
Après avoir quitté la Bretagne pendant quelques années pour s’installer en Normandie, mes grands-parents revinrent dans la fermette maternelle. Entre temps, le séjour en pays voisin ne fut pas des plus accueillants. Ma mère, qui est née à Tancarville,  me racontait que les Normands ne manquaient pas de leur faire rappeler qu’ils étaient des étrangers : « Allez-vous en sales Bretons ! Retournez chez vous ! Vous nous piquez notre travail ! ». J’en garde depuis cette révélation, un ressentiment tenace envers eux.
Divisée après le décès de ses parents, ma mémé hérita de l’aile gauche de la maison, alors que l’un de ses frères habitait la seconde moitié. Très vite un mur, construit par ce dernier, s’érigea pour séparer ces deux mondes. En effet, il était assez improbable que son frère épousa une « témoin de Jéhovah », qui le converti à sa prophétie (mais l’amour rend tellement borgne). J’aime autant te dire que les relations entre voisins n’étaient pas toujours aux beaux fixes.
L’espace de vie était spartiate et les sanitaires des plus sommaires. Mes grands-parents, avancée sociale française oblige, avaient opté pour des meubles en formica (en fait peu nombreux), comme beaucoup de leur génération et de leur niveau social. 3 pièces, sans compter la véranda, composaient la maison de mes vacances, dont 2 chambres non équipées de douches. Quant aux toilettes extérieures, une espèce de guérite faisait office de dépotoir et rassemblait une colonie de mouches, que mes cousins et moi, en été, prenions plaisir à éclater avec des élastiques contre la paroi. Le trou béant, qui servait d’urne à nos offrandes fécales, faisait l’objet d’une attention particulière de ma part, car je craignais parfois de tomber à l’intérieur et finir englouti dans ma propre merde, ou pire dans celle de mon prédécesseur, ce qui dans l’esprit d’un jeune garçon n’a rien de réjouissant. Pourtant ma mémé s’évertuait à lui donner un bel aspect à son chiot made in Breizh, sans fantaisies touristiques. Régulièrement, elle allait avec son seau, chercher du sable blanc, qu’elle récoltait sur la plage, toute proche. Ensuite, de façon méticuleuse, elle le répandait au pied du trône. Elle javellisait de façon régulière, à l’aide d’une brosse, ce cloaque de restes de repas, mélanges de pastis estival, agrémentés de barbecue merguez et de quelques maquereaux, et de choux verts et patates servis l’hiver. Souci du détail, un couvercle venait, tant bien que mal, emprisonner les odeurs refoulées par le ressac gazéifié. Ce qui m’a toujours d’ailleurs étonné c’est de la voir pisser, à l’extérieur, contre le mur qui la séparait de chez son frère. Etait-ce par provocation ou par simple habitude ? Soit dit en passant, ma mémé n’était pas la seule à réaliser cet exercice au grand air, périlleux si l’en ait ; le long de la ruelle qui descendait jusqu’au limite de la plage de « la Roche », une poignée de récalcitrantes s’évertuait à prendre position, dos aux murs, jupon relevé, le jet dans la bonne direction. Ce qui en soit n’était pas évident pour certaines d’entre-elles car je me souviens d’une qui portait des bas et ne s’embarrassait pas de savoir ce que devenait son urine. Autant te dire que l’on ne traînait pas lorsque l’on s’approchait du pas de sa maison ! Mais ce n’est pas pour autant que l’hygiène était absente chez les miens. Au contraire ! Faute de ballon d’eau chaude suffisant pour se laver, les grands-parents faisaient bouillir de l’eau et se cachaient entre la machine à laver et le lavabo pour se frotter très fort. Mes grands-parents auraient du servir d’exemple pour certaines dans le quartier de la Roche. Je me souviens de nos visites enfantines chez les voisines lors des fêtes de fin d’années. Ma mère nous accompagnait chez des grandes tantes, veuves ou vieilles filles, logeant dans une maisonnette à 2 ou 3 pièces, dont le plafond ne favorisait pas les grandes tailles. La première chose qui te frappe c’est l’odeur d’urine, embaumée par la chaleur du poêle à huile. Nous ne manquions pas de bravoure mon premier frère et moi, car nous savions qu’au bout de notre épreuve, une poignée de bonbons, voire une pièce de 10 francs nous attendait. « Alors, tu as quel âge ? 9 ans ? Mais tu es grand pour ton âge ! » (le même souci du compliment) « Et toi c’est Thierry ? Ah non ! David… Ah oui ! Tu es l’aîné alors ? » (le même souci de la mémoire).  Elles étaient vieilles nos grandes tantes, adorablement très vieilles. Emmitouflées dans un apparat noir corbeau, il y avait leurs sourires, où parfois s’échappaient quelques mots bretons. Les sourires parfois édentés, parfois surmontés d’une légère moustache, venaient rompre cet enfermement semi-obscur et étouffant. Il n’y avait guère que la coiffe « chokolodenn » pour donner une touche de clarté à leur quotidien.
Je n’ai jamais vu ma mémé avec une coiffe qu’elle avait remplacée par une vulgaire perruque. Celle-ci camouflait une superbe tignasse blanche, dont la longueur des cheveux a toujours sidéré les yeux du petit garçon que j’étais. Je ne sais pas, réflexion faite aujourd’hui, pourquoi elle dissimulait une telle crinière. D’ailleurs son habillage avec blouses à petites fleurs, tuniques uniques de sa garde-robe, sertissant un corps alourdi, peu flatteur de ce qu’elle fut plus jeune, accentuait une impression de résignation. L’acharnement à humilier et à abaisser les Bretons de cette époque, y est peut-être pour quelque-chose. Je prends pour simple exemple la langue bretonne. Un jour qui avoisinait mes 10 ans je demandais à ma grand-mère de m’apprendre le breton, puisqu’elle le parlait couramment : « Mais pour quoi faire ? », me répondit-elle. Bien-sur, comme le formica, on lui avait tanné que parler le français était une reconnaissance sociale évidente et qu’il fallait radicalement qu’elle se débarrasse de son langage de plouc ! «Une tare vous dis-je. Vous n’arriverez à mater ces gueux que par la rupture brutale que vous leur infligerez en les coupant de leur vie rurale de bouseux et à commencer par le breton ! Envoyez-les à la ville et vous en ferez des domestiques dociles et corvéables à merci», aurait-on pu entendre dans la bouche de n’importe quel administrateur de l’Etat français, qui à priori n’était pas qu’antisémite sous la 3ème République.
le kroasig-Plage de Santec-La Roche (photo du site "camp berbère")
Comme beaucoup de femmes de cette époque mémé trimbalait beaucoup de certitude quant à la façon de se soigner, ce qui impliquait qu’elle n’allait pas souvent chez le médecin, car on se méfiait tout de même de ce charlatan. J’en prends pour preuve le jour où, suite à une chute tout à fait bénigne, il fallut tous les sermons de ma mère pour la convaincre de  diagnostiquer pourquoi elle souffrait autant de la main, après quelques journées sans se soucier de soins, pourtant nécessaires à sa guérison. Résultat : fracture du poignet. Quelque chose de plus émouvant était la façon dont elle pensait se prodiguer des soins. Sur la portion de la plage, que nous appelons « La Roche », située entre la Staol à gauche et le Theven à droite, se trouve encore aujourd’hui un amas de rochers et de goémons que nous nommons le « Kroazig ». A l’avant, une cuvette, qui retient l’eau lorsque la mer fait sa marée basse, avec à l’arrière une boursouflure rocheuse, protectrice du vent. Y sont piégés crabes et crustacés, mais aussi du varech, qui d’après ma mémé avait un effet curatif : « Tu vois mon garçon, le fait de frotter mes jambes avec ce goémon facilite la circulation du sang ». Flac, flac, je l’ai souvent observée, là, penchée vers l’avant au milieu de l’étang, à saisir à pleine main une frange de verdure océanique, de l’autre main relever sa robe fleurette et frotter, frotter, devant, derrière, et encore devant. Flac, flac. Autour d’elle, le silence d’une mer éteinte, guère de vacarmes criards de mouettes affamées, si ce n’est le flac, flac du goémon, ni de touristes si mal fagotés, si peu nombreux, qu’ils ne faisaient pas le poids face à ce tableau « Gauguintesque ». J’ai respiré ce silence gargantuesque avec tant de vénération que j’en garde un souvenir d’allégeance à la Nature, inconsciemment surement mais si présent maintenantFlac, flac. Même les bateaux amarrés-là se sont mis sur leur flanc en signe d’escale et se sont abandonnés dans ce décor que seule ma grand-mère faisait vivre. Au loin, le Roc-Santec, si opulent d’ordinaire, faisait pâle figure face à un tel déchaînement de gestes marins, flac, flac, mille fois répétés par elle, flac, flac et avant elle sa mère, flac, flac et encore la mère de sa mère. Il existe quelque chose de plus solide que la pierre, de plus persistant que le temps qu’il fait, de plus patient que le faucon cendré, c’est la mémoire, « la mémoire et la mer » comme chante Ferré. Ma mémé en était la réincarnation, la preuve vivante de la lavandière. Elle animait ainsi une flopée d’années, où les femmes de mon pays, proues face au vent, courbées dans le décor d’un champ, d’un lavoir, d’une flaque de mer, que surmontait une coiffe blanche, exaltaient la survivance. Peu enclin à la plainte, elles survolaient leurs conditions et ne s’agenouillaient que pour mieux se relever. Novembre n’était pas leur mois préféré, quand il fallait rejoindre la capitale du Léon, par une route peu carrossable, sur une charrette d’ânée qui te chahutait le dos à chaque passage chaloupé par l’ornière, pour y vendre sur le marché, la récolte de l’instant, qu’elle soit de terre ou de mer ; les bigorneaux bigleux côtoyaient les carottes carotènes. Je rends hommage ici à leur Dignité, c’est une stèle granitique de Padrig Le Guen, que l’on aurait du ériger à leur mémoire. Je suis si fier d’incarner aujourd’hui ce qu’Elles furent, car je le vît et le vis. Je sens dans mon intérieur, ma main posée sur leurs mains, mon pas à talon de terre effaçant leurs pas de sabot à sable. Je sens leurs souffles d’embruns sur mes paupières grenat, aux lucarnes pigmentées de vert, héritages qu’Elles m’ont laissé afin d’être leur fenêtre ouverte sur notre Monde.
Mes Mères parfument encore ces lieux, où les ajoncs jaunes d’antan ont laissé place à une steppe cotonneuse et désertique « Trop dangereux, disaient-ils, le feu peut prendre en dedans». Qu’importe l’absence des draps blancs qui couvraient les landes ! Errance depuis des lustres de voiles sans navire. Ils n’anéantiront pas ma vision contemplative. Ils n’y arriveront pas ! A travers moi ce sont ELLES qui reviennent. Je leur laisse savourer l’instant, une poignée de temps. Revenir au Kroazig, chercher le goémon pour le champ, effrayer les mouettes en cri, savourer un brennig derrière la dune, réajuster sa coiffe quand le vent prend dedans, sentir le froid frissonné dans l’échine rabattue. Digérer la faim iodée, être happées par la brume, avaler sa congestion paralytique. Et puis, plus tard, ne retirer que les sabots et se baigner avec les blouses, par pudeur, sans se soucier de coquetteries. Rien ne doit m’être épargné, tant l’allégresse, tant la souffrance. Pour Elles je serai vainqueur des querelles citadelles et des batailles citadines. Pour Elles je lèverai le poing vers les étoiles. Pour Elles je braverai la Foi du dogme républicain.
Ha ni ‘z ey dre ma ‘z eyo, ya ni’z ey dre ma ‘z eyo. Mais ce n’est pas la peste d’Abernot qui nous rendra visite dans notre corps mourant. Je me joindrai à Mes Mères pour l’éternelle mémoire qui fait que nous restons vivants. A nous de l’entretenir et de la transmettre. Pour lors, Elles ne se souciaient pas de savoir qu’Elles allaient engendrer, plus tard et maintenant, un iconoclaste fantassin. Je peux d’ailleurs sentir aujourd’hui la lutte qu’engendre ce mot qu’est la mémoire. Il ne s’agit pas de saluer la nostalgie mais de s’interroger sur ce que l’on devient sans mémoires.
Je suis souvent au Kroasig, en vrai, ou par où mes songes m’emmènent. Pas pour y retrouver Marie-Véronique mais pour mes enfants. Je me mets à espérer qu’ils fassent les mêmes gestes, devant et derrière. Flac, flac. Et je nous imagine, entourés de Jonathan en goélands qui viendront saluer notre mémoire à tous et applaudir des deux ailes. Flac, flac.
Pour Marie-Véronique, la vie cesse tout bonnement l’hiver de 1985. Son mari François Le Gad, la retrouve, assise, la perruque dans les épluchures de patates. Elle vient de succomber à trop de cholestérol (ce maudit médecin). Arrêt cardiaque. Fatal. 
C’est la première fois que je vois une morte. Allongée sur son radeau blanc, les mains enlacées, elle a les yeux clos de trop de sommeil éternel. C’est comme-ci on la surprenait dans la sieste qu’elle s’offrait au jour le jour, dans sa minuscule véranda. Mais dorénavant il n’y a guère de réveil possible. Les adultes ont pris soin de retirer les deux seaux de pisse qui trouvaient leur place au pied du lit, et qui évitaient pour les grands parents l’aventure d’une nuit glaciale ou pluvieuse. Ils lui ont aussi enlevée cette fichue perruque. J’aurais du m’attarder sur ces cheveux longs, blancs. Je ne l’ai pas fait. Pas encore prêt. Incapable de dénicher la survivance. pas encore en âge surement. Je ne fus pas avisé de lui prendre la main pour le passage et lui poser de petits galets sur les yeux. Mais aujourd’hui je peux enfin rétablir la scène.

Survie
Telles des laminaires sableuses, ses cheveux s’éveillent dans l’éclat de quelques bougies posées, ça et là, et s’étalent en formant un corail de rêverie. Déjà des coquillages diurnes ont pris place dans le tableau. Ils se faufilent dans ce tumulte de ressac blanc. Ne pas être vus est leur frénésie. La nuit tout autour est leur alliée. Il n’en est pas un qui doit connaître leur vécu car ils sont là pour les âmes. Le bateau attend, à l’orée du kroasig. Le clapot est le signal de départ sur une marée descendante. 
Marie-Véronique n’est pas seule à partir vers les îles de l’au-delà. C’est bien, elle n’aura pas peur. Je sais qu’elle s’est retournée une dernière fois pour voir s’éloigner le récif. Tout étonnée d’avoir retrouvé sa jeunesse d’autrefois, elle se détend et cesse de s’agripper à sa foutue perruque. Elle sourit, et d’un geste de pêcheur, la jette par-dessus bord. Dans quelques miles Roc-Santec ne sera plus qu’un souvenir.



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