Récit en cours de rédaction. Quand des Français étaient antisémites
1 an
après le retrait dans la débandade des troupes Allemandes et de leur supplétif
engagé dans la Milice locale, La Roche-sur-Yon, épargnée par les soubresauts de
la guerre, hormis le déchiquètement de tronçons de voies ferrées par les
Allemands et la destruction partielle de la gare à cause des bombardements
alliés, donnerait à penser que la vie ordinaire de ses habitants reprendrait un
cours normal, à l’image paisible et limpide de l’Yon qui grignote les premiers
quartiers ordonnés par Napoléon. Quand bien même le chef lieu du canton voyait
son faubourg de nouveau traversé par quelques convois militaires, l’euphorie de
la libération semblait planer encore dans les maisons, les rues, les places et
les parcs couverts. Elle s’accrochait aux balcons où elle s’accordait une pause
le soir devant un couché de soleil, puis s’attardait sur les toits de tuiles,
ocrées par sa magnificence. Plus rien n’interdisait le vagabondage en journée
et de musarder le soir venu, que même la pluie émeraude ne parvenait à doucher
la réjouissance. Même les neiges de Mai pavaient les trottoirs de batailles poudreuses
devenues inoffensives, de blanc maculées. Les amoureux, moins pudiques, qui
lézardaient sur la Place Napoléon, s’initiaient dans des étreintes puériles
certes, mais si enjolivant aux regards d’inconnus possédés par la suspicion. On
avait dissimulé l’essentiel ou bien sommeillait-il dans de ténébreux caveaux et
éclatait sans vergogne pour bien signifier que c’est l’attente, ou bien plus
sûrement l’effacement, qui avait dispersé le bruit des bottes et dissipé les
canonnades. Pour sûr ! On en était convaincus. D’ailleurs il suffisait d’ouïr
la candeur des primaires dans les préaux, elle n’avait pas la même texture, la
même vibration dans leurs chansons badines, éparpillées dans des airs éthérés
que des passereaux de passage relayait. On supposait, à cause de restrictions
en tout genre, qu’il faudrait du temps pour réhabiliter un cycle commun sans
oppressions ni délations. Il faudrait du temps pour se réconcilier avec
soi-même et cesser de frôler les murs de la Cité d’un pas alerte, tout en
évitant de pivoter la tête au moindre attroupement ou éclats de voix. On palabrait
de nouveau dans les quartiers où les Allemands avaient eu les leurs, établissant
une feldkommandatur dans l’Institution Saint-Joseph. Peu à peu les Yonnais ne
se défilaient plus par les ruelles dispensées de patrouilles au moment où se
détachaient ses façades. Demeuraient sur des vitrines closes de commerces les marques
de l’arrestation et de la déportation de Juifs yonnais. Après les évènements de
fin janvier 1944 et la rafle orchestrée dans la ville sur ordre de la
Préfecture de Vendée, de grandes plaques en aggloméré couvraient toujours les
devantures dans le quartier des Halles souillées par des étoiles grossièrement tracées
par un pinceau anonyme, stigmatisant par le noir les anciens bailleurs par du « sale
youpin ». Personne n’avait encore osé les soustraire à la vue, en attente
peut-être d’une enquête administrative pour retrouver de quelconques
survivants, réchappés à l’invisibilité de ce que le sort leur avait obstinément
fricoté. Certains piétons avaient pris l’habitude habile de ne plus les
discerner, en allongeant instinctivement l’allure à l’approche de leur
boutique. A cette époque-là, les gens n’avaient rien entrevu. Ils avaient juste
été sommairement interloqués par des coups de sifflet lointain, à peine
perceptibles. Ou bien feignaient-ils d’ignorer ce qui se tramait au début des
soirées, interrogeant les cieux semi obscurs avec une truffe pointée vers le
haut tel le museau d’un chien qui renâcle l’atmosphère afin de surprendre une
quelconque pitance. Ils évoquaient « le péril juif », dans des
expositions à Paris, dans les journaux ou la radio, la Police et la Gestapo
ratissaient massivement ailleurs, à Lyon, à Lille, mais à côté la Roche-sur-Yon
restait une minuscule ville de province sans grands bouleversements notables
depuis ses premières fondations. En même temps, il y avait si peu de Juifs que
les gens les connaissaient, eux, jusqu’à leur nom de famille que l’on ne
prononçait plus en public et que l’on avait scrupuleusement camouflé sous des
pronoms indéfinis. Les gens les reconnaissaient délibérément parmi les piétons,
à leur étoile jaune récemment cousue sur les vêtements comme un signe
d’infamie, une mise à l’écart, « elles » et « eux »
achevèrent la besogne d’extinction de leur être, ce ne serait à présent que des
Juifs. Les gens en discutaient entre eux, dans la rue, dans la file à la sortie
de la boulangerie, à voix basse de préférence, le ton inquisiteur. Dans
l’ensemble, ils ne leur souhaitaient pas de mal, au fond, ils ne leur
souhaitaient rien puisque « eux » n’avaient jamais été menaçants,
bien moins que l’armée allemande en tout cas. Il est alors à supposer que les
opinions variaient selon un rapport de force défavorable à ceux et celles qui
ne brandissaient pas les armes. Alors, quand la gendarmerie vint appréhender
les Juifs pour les enfermer dans une salle paroissiale, avant d’être déportés,
les gens ne réagirent guère, on ne savait pas pourquoi on les emmenait, à moins
d’un motif particulier ? Et pour quelle destination ? Et puis on ne
voulait pas pour soi d’ennuis avec la Milice française, installée dans l’ex
Café de la Paix après réquisition. Il y avait juste à supporter des contrôles
inopinés d’identités des Allemands et faire profil bas tout aussi sûrement
qu’on s’accoutumait de leurs éclats de rire à la terrasse des cafés ou bien au
cinéma rue Gouvion.
Ce début
de 1944 fut particulièrement pénible pour Huguette Mingam, qui, comme les autres témoins,
restait spectatrice de l’embarquement des Juifs de la commune par la police
française et la Gestapo. Mais de surcroît, cela lui rappelait, de façon regrettable
puisqu’elle ne les avaient pas approuvées, même si elle ne s’indignait pas
ouvertement, les ratonnades perpétrées contre ces mêmes Juifs en Algérie 15 ans
plus tôt, auxquelles son père A.L. Pignol s’adonnait avec conviction et acharnement.
Mais comment s’opposer frontalement à un père soucieux de l’état de précarité
dans lequel elle se cantonne, elle et ses deux enfants ? Elle se doute qu’il
a puisé dans le peu d’économies qui subsiste, lui-même confronté aux
difficultés de la guerre. Après des prières qu’elle répète en gage de
gratitude, elle se souvient que la foi lui a enseigné le pardon des péchés
accordé à autrui. Alors quand tout vient à manquer, le versement d’une somme de
5000 fr sur le compte bancaire au Crédit de l’Ouest, ressemble fort à une
compensation morale. Après tout, ils en n’étaient pas à une ambiguïté près, ne
se sont-ils pas d’ailleurs convaincus que les vices d’un homme seraient jugés
par le seul Créateur ? Un matin, de retour du marché, avec une voisine de
la rue de La Faisanderie, elles avaient brièvement abordé le sujet des familles
arrêtées : «Ces familles emportées… c’est quelque chose que vous n’avez
certainement pas vécu quand vous étiez en Algérie, Mme Mingam ? Je ne
comprends pas ce que l’on reproche aux Arkiche, ils étaient quand même bien
intégrés ! Vous trouviez vous qu’ils ressemblaient à des juifs ? Ils
étaient d’origine turque il me semble, non ?». Apparemment, les nouvelles
sur des altercations sporadiques entre communautés coexistant en Algérie ne franchissaient
toujours pas la Méditerranée. Huguette Mingam, remuée, se contentait d’abonder en
acquiesçant de la tête. « Dites-moi, insista la voisine, vous n’auriez pas
eu la visite de la Milice ? Huguette Mingam détourna les yeux quelques secondes,
le temps pour elle de contre attaquer,
- Oui…
Simple contrôle de routine puisque, comme vous le savez mon mari est commandant
maintenant, Ah ! J’avais oublié de vous l’apprendre ? Oui depuis
1942… Mr De Gouyon souhaitait avoir de ses nouvelles. Voilà, rien de plus. Il
s’est déplacé à cause des coupures d’électricité, il a préféré se présenter au
lieu de m’appeler. » Cette réponse suffit à tarir l’indiscrétion d’une
voisine, enfin presque,
- Oh
vous savez… La Milice… pour ce que j’en pense… bien, je vous laisse Mme Mingam,
bonne journée ! ». C’était bien là tout le problème, comment les gens
accommodaient-ils leurs pensées à cette période troublée ? Huguette Mingam
avait menti à propos de la visite du chef de la milice à la Roche-sur-Yon,
Alain de Gouyon de Pontouraude. Tout comme beaucoup de personnes d’extraction
noble, Alain de Gouyon excellait sous l’Occupation et appliquait
consciencieusement les missions de nettoyage ethnique qu’on lui confiait, à
croire que la claustration du pays avait libéré les pires des pulsions. Alain
de Gouyon avait inexorablement renoncé à retenir les siennes. Il y avait comme
une jubilation méthodique à servir le Reich, un exutoire longtemps refréné,
imbibé d’un sentiment d’abandon à prendre part à une grande cause. Quand il se
présenta chez les Mingam, flanqué de deux acolytes, cette dernière resta
interdite. Les deux types, d’anciens cantonniers, concevaient leur nouveau
métier comme une ascension sociale du fait que leur mission revêtait une
dimension suprême, enfin c’est ce qu’on leur répétait. Le sourire qu’affichait
le chef n’était pas fait pour la rassurer.
« Oui,
bonjour… Que puis-je faire pour vous ? Demanda prudemment celle qui venait
d’ordonner aux enfants de monter dans les chambres,
-
Mme Mingam, je suis Alain de Gouyon, chef de la Milice
locale, dit-il d’une voix nasillarde tout en retirant son chapeau, je me
présente à vous pour vous informer que nous avons reçu une lettre extrêmement
réconfortante de votre père, Mr…, Mr…, impatient il se retourna vers un des
miliciens pour soutirer une confirmation, surpris d’être l’objet d’une requête,
-
Mr Pignol, mon père s’appelle A.L. Pignol, intervint
troublée Louise Mingam, gommant dans la seconde la face crispée du milicien
sollicité,
-
Oui ! C’est bien cela ! S’exclama Alain de
Gouyon, qui retrouvait un rictus plus détendu,
-
Mais pourquoi mon père vous aurez adressé un
courrier ? Je ne comprends pas,
-
Et bien, puisque vous habitez la Roche-sur-Yon, vous et
votre famille, il tenait à nous apporter son soutien. Il n’a pas manqué
d’ailleurs de nous préciser que nous pouvions compter sur le votre. A ce stade,
nous ne sommes pas parvenus à débarrasser la ville de la souillure juive et que
nous savons que des Bolchevicks se terrent dans leurs maisons. Si jamais vous
aviez des informations ou… des doutes sur telle ou telle personne, n’hésitez
pas à vous rendre dans l’ancien Café de la Paix où nous avons notre siège,
-
Oui… je connais le lieu, parvint à répondre Louise Mingam,
gagnée par l’écœurement. Ecoutez… J’ai beaucoup à faire du fait de l’absence
de mon mari, surtout avec les enfants, et je ne sors pas souvent…
-
Bien entendu, bien entendu ! Nous connaissons la
situation de votre époux, un officier ô combien méritant et quel courage !
Quel parcours en Afrique ! Bien ! Nous ne vous retenons pas plus
longtemps. Surtout n’hésitez pas à venir nous voir en cas de besoin. Nous
sommes à la disposition de ceux et celles qui comme vous sont de vrais
patriotes. Conclut satisfait Alain de Gouyon.
-
Très bien… Je ne manquerai pas de m’en souvenir. »
Après
les salutations d’usage et un sourire effacé, Huguette Mingam se plaqua contre la
porte d’entrée et mit un temps à se remettre, elle devait obtenir une
explication de son père malgré son silence dans les courriers provenant
d’Algérie. Elle n’avait toutefois pas oublié que son père soutenait
farouchement le gouvernement de Vichy, allant jusqu’à se présenter au bureau de
recrutement à Constantine pour renouveler son service militaire en 1941,
recrutement qu’il lui fut refusé au regard de son âge avancé. Il y avait dans
cette tentative exubérante, une ambition aveugle, une ivresse inamissible, à
soustraire au monde une part terrestre, le mieux étant de la brûler dès le plus
jeune rameau éclos.