« Non… Non…».
La douleur de Teysh, orpheline d’un écho, s’étrangle face à la virulence du
vortex, vociférant telle la voix du vilain. Le vent assassine même, sans
assignation ni distinction, les maudits de la nuit : ce n’est surement pas
une vulgaire chauve-souris qui efflanquera sa furie. Il a déjà fait peu de cas
d’arbres qu’il affale sans discernement d’espèces ou de hauteur de cimes. C’est
à se damner si la pente du bocage vers la rivière et l’appétence du bétail du béotien pour les écorces n’ont pas pactisé, à leur tour, pour décharner l’encolure
de l’estran, à voir le carnage consacré dans cet abîme. « Je t’avais bien
prévenue pourtant que tu t’égarais dans l’imprudence de ce tourment nocturne et que de t’entêter à t’aventurer hors de ces lieux contenterait ta
mauvaise fortune». Le sonar soubresautant de Teysh tangue sur les tragus de la
souffreteuse, tellement le chambardement s’époumone à escournifler leur connexion
nerveuse. Muris le sait, elle succombera à la saignée qui n’est pas surfaite ;
les phalanges du patagium gauche se sont ébréchées, suite à la chute d’une
branche. Malgré la frayeur provoquée par la force du choc et le foudroiement dû
à la fêlure mortelle, Muris est parvenue à se frayer un passage entre les
franges, et se faufiler à travers la faille du rocher. Après que le tissu
vasculaire de l’aile déchirée a répandu irrémédiablement l’hémorragie du
vampire, le chiroptère suinte dorénavant ses sens, sucés par le pire.
« Oh…
Teysh…Teysh ? Tu es là ? Teysh, où es-tu ?
- Je
suis là…près de toi mon amie, sanglote-t-il, je suis là, répète-t-il, craignant que
le souffle ne couvre son sonar et que l’obscurité ne soit déjà un corbillard.
- Oh
Teysh…je me meurs…je m’éteins dans la nuit…n’est-ce pas là une magnifique
mort pour un myotis ? Je te l’accorde, c’était une folie de plonger dans ce
torrent. Mais tu le sais toi que je suis impétueuse, que le vol crépusculaire
au-dessus du plan d’eau exalte notre condition d’êtres menacés…La toux saccadée
dévore la chauve-souris, l’obligeant à s’interrompre,
- Ne
minimise pas le rôle qui est le nôtre. Nous n’avons peut-être pas les faveurs
des conteurs mais notre prédation régule un certain nombre d’insectes
comme les moustiques.
- Mon
brave Teysh, me saisir par tes leçons serait vain. Une scélérate s’affaire déjà à festoyer mes obsèques…ironise Muris, et enlève ce masque du tourment que
tu portes comme une gargouille, tu m’effraies presque…
-
Oui…Excuse-moi. Je n’ai eu de cesse de t’adresser mon gourou pour dompter ta raison…
-
Teysh, avise-toi d’en découdre avec la tienne. Inutile d’agresser ta
conscience. Tu n’as pas failli à la faiblesse. Ne confonds pas le compagnon
prévenant avec l’œil d’un intrus. D’ailleurs, à propos de raison et de folie,
je peux maintenant me décharger d’un fiel secret. Je crois que ce que tu
entendras tarira, sitôt dit, ta tristesse. Au fond, je forgeais, fougueuse, ma
propre fatalité afin de te révéler la nature de cet enchantement qui nous subordonnait.
- Que
dis-tu ? Qu’y a-t-il de si détestable pour s’en remettre au sort ? Qu’est
ce qui pourrait me dégoûter d’honorer notre amitié ?
-
Si, jusqu’à présent, je ne t’ai rien dévoilé, c’est bien par seule nécessité de
lâcheté. Je devais me prémunir du risque de me noyer dans la folie. Au moment
où la mort m’étreint, je me soulage de ce souci. Tu n’auras pas à te morfondre
longtemps…apprends ceci… tu es victime du sortilège d’une sorcière…tu n’es pas
une chauve-souris.
-
Quoi ? Que m’émets-tu là ? Mais c’est la folie qui te gagne en cet
instant ! », s’exclame Teysh. Muris, agonisante, ne discerne plus les
paroles de son ami.
- En vérité, tu es un ovate. Après avoir
été séduit, tu soupçonnais les agissements de celle qui se dissimulait sous une
beauté charmante et qui se vouait aux jeux de la mystification. Confondue, elle
ne pouvait fourvoyer son âme à la moindre déconvenue. Elle a donc assiégé ton
sommeil profond pour magnifier à ton malin des incantations maléfiques qui te
muaient en murin. Mais cet aspect n’est pas irréversible …l’acte qui fait de
toi un malfaisant n’est que simulacre,
- De
quelle sorcière parles-tu ? Où parade-t-elle ? Moi un ovate ? Un
homme ? Teysh, déjà choqué par l’état de Muris, suffoque après une telle
confession.
-
Voilà ce que tu feras. Les sons se traînent maintenant, pénibles. Tu peux lever
cet envoûtement. Il suffit pour cela que tu soudoies les baies d'un if, du nom
d’Ivos.
-…Un
if ?
- Oui,
un if… toutes les substances de l’arbre sont toxiques sauf l’arille rouge
entourant la graine. Pour soulager tes louanges il faut à la fois que tu ronges
cette enveloppe et que l’usurpatrice soit intoxiquée par la graine. Dès que tu
auras agi ainsi tu recouvriras ton apparence d’homme,
- Et
qu’adviendra-t-il de la traîtresse ? demande Teysh.
- Ses
dents. Elle est obnubilée par ses dents. L’effet de la graine les fera pourrir
jusqu’au cœur de la racine. Leur éclat est subordonné à sa propre source
narcissique. Le poison insidieux caressera l’émail de sa vilénie, sans fin. Et
si tu veux la débusquer, suis le bois riverain. Sa demeure est sur cette berge,
isolée, au loin…les râles reprennent plus forts. Muris périt.
- Une
dernière chose. Quand tu rencontreras l’if, n’oublie pas de t’annoncer…les ifs
peuvent être taciturnes avec l’âge… Ne perçois-tu rien venir ? s’inquiète
Muris, ses globes se closent sur une catacombe. Je m’endors…
- M'annoncer ?
-
…Me pardonneras-tu ?
- Tu…tu
es déjà pardonnée…
-
Bien…Je suis soulagée…Préserve-moi dans ta mémoire…Adieu poète ».
La risée
n’a pas suffit, cette fois-ci, à insonoriser les cris stridents de Teysh.
La
longévité de l’if, contrairement à ses confrères, les conifères, le confine dans
l’étrangeté. On prétend, en effet, que sans sépulture, tous les bannis de la
contrée s’accommodent dans le ventre de sa sculpture. Seraient-ce alors des
réfugiés l’ayant reconnu comme dernier recours pour l’immortalité ? En échange
de sa piété, le bois de l’if se serait durci contre la bêtise, tendu
comme une corde, se chamboulant imputrescible, difficile à évider pour en dérober
des cordes. On raconte aussi, sur la foi de témoins, que plus d’un animal du
troupeau aurait trépassé après avoir savouré sa sève vénéneuse, meurtrissure
secrétée par ces pécheurs. L’abattre inviterait la mort dans l’année aux dépens
de quiconque se prétendrait sciemment bourreau. Quoiqu’il en soit, l’isolement,
au côté d’un houx à la mine miséreuse, l’absence de musicalité au passage du vent qui peigne sa crinière épineuse et la persistance des feuilles qui résistent
à celle de la rumeur, ne font qu’enraciner son impopularité sulfureuse.
Bien
peu de voyageurs, à l’instar des superstitions, se posent sur l’if et, pour
soulager leur périple, profitent du logis offert par le trou dans son tronc.
C’est donc avec une certaine nonchalance que l’arbre vit s’agiter vers lui le
vol du vespertilion. Tout du moins au début, car la chauve-souris respectait, a
priori, une trajectoire rectiligne, guidée par la seule rectitude de le saisir.
L’if fut ensuite bien plus choqué sur la manière d’être interloqué, « Je
suis ton obligé. Je viens secouer ta méditation millénaire. Seras-tu celui qui
pourra soulager ma galère ? » L’interroge Teysh, s’agrippant la tête
vers la terre. L’if, disposé à prolonger sa léthargie, mit un moment avant de
répondre aux propos brusques et impétueux de cette bestiole, « Que me
veux-tu freluquet ? Que prétends-tu m'apprendre avec tes frasques ? Toi qui ose
courroucer ma carapace ? Mugit'il,
- Je
recherche un if nommé Ivos. Après quelques espoirs, aussi rares qu’infructueux,
je m’enquiers des vertus du fruit qui décore de rouge son âpreté.
-
Des vertus ? Soit tu as été mal renseigné, soit tu t’es égaré dans la
folie. Ceux de mon espèce portent en eux le signe de la désaffection. Cherche
ailleurs ton remède !
-
Oui…la folie… murmura Teysh, abattu. J’endosserai alors sans faillir les
remords de Muris…
- Halte-là,
petite chose ! Quel nom as-tu avancé ? Muris ? Tu connais
Muris ?
- Oui…enfin je la connaissais…mon amie a été fauchée à cause des
fourberies d’une femelle félonne…A propos, je ne me suis pas présenté, je m’appelle
Teysh.
-
Teysh ? Chagriné par la nouvelle, l’if adopte un ton dès lors
bienveillant, Teysh, veux-tu me retracer le récit qui t’emmène, car je suis Ivos,
celui que tu ambitionnes». Attentif
au drame qui drape la douleur de Teysh, Ivos réfléchit longuement avant de
s’exprimer : « Hum, fit-il dans un soupir, ce que tu sollicites là suppose de
soustraire une suite. Sache que chaque arille, chapardé par des chenapans, charrie un nouvel élan vers l’éternité. Même si la graine est toxique
cela ne suffit pas à garantir sa pérennité. Le soutien que je t’apporte
s’abreuve de l’empathie de Muris à mon égard, car elle fut indifférente à
l’austérité de mon attrait. Elle a très souvent évoqué ton nom au retour de ses
pérégrinations, avant de sombrer dans mon tronc pour l’hibernation. Hum…je sens
que l’emprise est puissante…il te faudra collectionner plusieurs baies.
Comment, selon toi, aliéner l’illusion?
-
Adossée à la maison se trouve une réserve d’eau. Cette eau sera infectée quand
je les jetterai en dépôt.
- A
ta guise ! Je t’aiderai. Je n’ai qu’une parole. Mais n’agis pas dans
l’immédiat. Repose-toi ici en prélat. Laissons mûrir l’avenir ».
Et
c’est ainsi qu’il fut fait. Teysh se capitonna dans sa capsule jusqu’à ce que la cage capitule au contact de la caresse estivale. Comme Ivos l’avait signifié, dès lors que ses
arilles se convertirent à la maturité, il accorda à Teysh le privilège de ces
fruits charnels. Après avoir salué Ivos pour son don, Teysh, comme il l’avait manigancé,
à l’insu de la canaille, goba les germes et les gerba dans l’eau grouillante de grisaille.
Puis,
il se suspendit à un arbre, près de la maison. L’action du poison fut quasi instantanée.
Il comprit, aux hurlements démentiels, que la toxine avait exécuté sa besogne,
exacte aux bons conseils. Quand il s’éloigna, le poète ne se retourna pas. Il
allait de nouveau pouvoir marcher dans la vie.
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