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mardi 17 mai 2022

Elles, mes mères intérieures

 

Novembre c’est le mois du deuil chez les Bretons. Quoique pas tout le mois, et pas pour tous les Bretons. Juste ce qu’il faut pour fleurir les cimetières de leurs plus beaux ornements, si éphémères à l’image de la vie. Ma famille, enfin celle de ma mère, ne s’est pas embarrassée de ce détail. La tombe de mes grands-parents un jour, ou peut-être une nuit, s’est affaissée et ne s’est plus redressée. Les services techniques de Santec ont du mettre bas la croix de granit qui ornait la tombe et qui risquait de se vautrer chez le voisin. Non mais imaginez un peu la scène ! Le cimetière de Santec est l’endroit le plus propre que je connaisse. Pas une brindille dans l’allée centrale, les gravillons donnent l’impression d’être javellisés pour les garder blancs, et s’il le faut les gars du service technique viendront les changer. Contrairement aux autres cimetières, celui de la commune est toute l’année fleuri, et au besoin, si la tempête est trop forte, on y mettra des fleurs en plastique. Chaque rangée est alignée au couteau. Pas un corps doit dépasser : t’as vécu à l’école dans un rang, t’as fait ton service militaire dans un rang, t’as travaillé dans un champ pour aligner les oignons que tu plantais en rang, à l’église, pareil ! Et bien même mort tu finis dans un rang !

Ici le silence à un nom : inclinaison. Dans tous les sens du terme d’ailleurs ; Quand tu longes le muret avant de rejoindre la salle des fêtes tu ne vois que des postérieures comme visage. La tête vers le bas, les femmes grattent et nettoient. Et au milieu de ces morts endimanchés, mon pépé et ma mémé qui font des leurs. Ils ont du encore s’engueuler en breton et ça a tellement bardé qu’ils ont fini par faire s’écrouler le toit de leur dernière demeure. D’ailleurs Novembre n’était pas mon mois préféré pour passer quelques jours dans leur maison d’avant, lorsqu’ils étaient vivants. Plutôt l’été, avec les cousins et cousines, mais surtout seul quand les vacances de Pâques se pointaient. J’ai une tendresse profonde pour cette époque, pour mes grands parents, notamment pour ma mémé, Marie-Véronique.

Que dire d’elle ? Quels souvenirs je garde d’elle ? J’ai en premier le souvenir d’une femme généreuse. Et comment cela aurait-il pu être autrement  pour une communiste ? Son affiliation n’avait rien de saugrenu dans ces années 50. A savoir quand même que Santec, enclave communiste depuis quelques générations, faisait figure de tâcheron rouge dans une région ancrée à droite avec une forte pratique religieuse. Donc ma grand-mère, Marie-Véronique, était communiste, et c’est la seule personne à qui j’ai trouvé aujourd’hui une raison valable de voter pour Georges Marchais,  lorsqu’elle me confia : « tu sais mon garçon, je vote pour lui, parce que je le trouve beau ! ». J’avoue que mémé manquait certainement de discernement sur la beauté masculine. Sa télévision en noir et blanc, avec un écran qui élargissait le haut du crâne de Georges Marchais, ne favorisait pas chez moi un enthousiasme débordant, c’est comme si je me méfiais déjà des staliniens et des hommes politiques, en général.

Ma mère chez sa mère et la TV ou l'on voyait G. Marchais

Les conditions de vie n’étaient pas étrangères au fait que mes grands-parents, et leurs parents avant eux, votaient pour le parti communiste. Pour la plupart, ils cumulaient les métiers pénibles de petits pêcheurs des côtes et celui d'agriculteurs de quelques lopins de terre sablonneuse, ou s’exiler sur St-Pol-de-Léon comme ouvrier agricole, dans un des dépôts de légumes qui fleurissaient autour de la gare, dans ces années d’après-guerre.

Après avoir quittés la Bretagne pendant quelques années pour s’installer en Normandie, mes grands-parents revinrent dans la fermette maternelle. Entre temps, le séjour en pays voisin ne fut pas des plus accueillants. Ma mère, qui est née à Tancarville,  me racontait que les Normands ne manquaient de leur faire rappeler qu’ils étaient des étrangers : « Allez-vous en sales Bretons ! Retournez chez vous ! Vous nous piquez notre travail ! ». J’en garde depuis cette révélation, un  ressentiment tenace envers eux. Une vision effroyable, et non moins exagérée du racisme français, qui s’est aujourd’hui abattu sur d’autres origines ethniques.

Divisée après le décès de ses parents, ma mémé hérita de l’aile gauche de la maison, alors que l’un de ses frères habitait la seconde moitié. Très vite un mur, construit par ce dernier, s’érigea pour séparer ces deux mondes. En effet, il paraissait assez improbable que son frère épousa une « témoin de Jéhovah », qui le converti à sa prophétie (mais l’amour rend tellement borgne). J’aime autant te dire que les relations entre voisins n’étaient pas toujours aux beaux fixes.

L’espace de vie était spartiate et les sanitaires des plus sommaires ; Mes grands-parents, avancée sociale française oblige, avaient opté pour des meubles en formica (en fait peu nombreux), comme beaucoup de leur génération et de leur niveau social. 3 pièces, sans compter la véranda, composaient la maison de mes vacances, dont 2 chambres non équipées de douche. Quant aux toilettes extérieures, une espèce de guérite faisait office de dépotoir et rassemblait une colonie de mouches, que mes cousins et moi, en été, prenions plaisir à éclater avec des élastiques contre la paroi. Le trou béant, qui servait d’urne à nos offrandes fécales, faisait l’objet d’une attention particulière de ma part, car je craignais parfois de tomber à l’intérieur et finir englouti dans ma propre merde, ou pire dans celle de mon prédécesseur, ce qui dans l’esprit d’un jeune garçon n’a rien de réjouissant. Pourtant ma mémé s’évertuait à lui donner un bel aspect à son chiot made in Breizh, sans fantaisies touristiques. Régulièrement, elle allait avec son seau, chercher du sable blanc, qu’elle récoltait sur la plage, toute proche. Ensuite, de façon méticuleuse, elle le répandait au pied du trône. Elle javellisait de façon régulière, à l’aide d’une brosse, ce cloaque de restes de repas, mélanges de pastis estival, agrémentés de barbecue merguez et de quelques maquereaux, de choux verts et patates servis l’hiver. Souci du détail, un couvercle venait, tant bien que mal, emprisonner les odeurs refoulées par le ressac gazéifié. 

Ce qui m’a toujours d’ailleurs étonné c’est de la voir pisser, à l’extérieur, contre le mur qui la séparait de chez son frère. Était-ce par provocation ou par simple habitude ? Soit dit en passant, ma mémé n’était pas la seule à réaliser cet exercice au grand air, périlleux si l’en est ; le long de la ruelle qui descendait jusqu’au limite de la plage de « la Roche », une poignée de récalcitrantes s’évertuait à prendre position, dos aux murets, jupon relevé, le jet dans la bonne direction. Ce qui en soit n’était pas évident pour certaines d’entre-elles car je me souviens d’une qui portait des bas et ne s’embarrassait pas de savoir ce que devenait son urine. Autant te dire que l’on ne trainait pas lorsque l’on s’approchait du pas de sa maison ! Mais ce n’est pas pour autant que l’hygiène était absente chez les miens. Au contraire ! Faute de ballon d’eau chaude suffisant pour se laver, les grands-parents faisaient bouillir de l’eau et se cachaient entre la machine à laver et le lavabo pour se frotter très fort. Mes grands-parents auraient du servir d’exemple pour certaines dans le quartier de la Roche. 

Je me souviens de nos visites enfantines chez les voisines lors des fêtes de fin d’année. Ma mère nous accompagnait chez des grandes tantes, veuves ou vieilles filles, logeant dans une maisonnette à 2 ou 3 pièces, dont le plafond ne favorisait pas les grandes tailles. La première chose qui te frappe c’est l’odeur d’urine, embaumée par la chaleur du poêle à huile. Nous ne manquions pas de bravoure mon premier frère et moi, car nous savions qu’au bout de notre épreuve, une poignée de bonbons, voire une pièce de 10 francs nous attendait. « Alors, tu as quel âge ? 9 ans ? Mais tu es grand pour ton âge ! » (le même souci du compliment) « Et toi c’est Thierry ? Ah non ! David… ah oui ! Tu es l’aîné alors ? » (le même souci de la mémoire).  Elles étaient vieilles nos grandes tantes, adorablement très vieilles. Emmitouflées dans un apparat noir corbeau, il y avait leurs sourires, où parfois s’échappaient quelques mots bretons. Des sourires parfois édentés, parfois surmontés d’une légère moustache, qui venaient rompre cet enfermement semi-obscur et étouffant. Il n’y avait guère que la coiffe « chokolodenn » pour donner une touche de clarté à leur quotidien.

A suivre

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