N'y a-t-il rien de plus ordinaire à observer qu'une abeille posée sur une fleur ? La voir se sacrifier consciencieusement à pomper du nectar. Hésiter à reprendre l'envol puis revenir avec frénésie pour éviter à la colonie une pénurie alimentaire.
Il fut en effet un temps où l'agitation des abeilles ne suscitait guère l'assiduité dévolue au naturaliste. L'environnement se familiarisait avec l'encombrement des pollinisateurs. Seul le bourdonnement dans des endroits inhospitaliers, localisé dans un bosquet de ronces ou perché dans le lierre de murets couronnés de tessons, attestait d'une fringante descente de nectar.
Même si les ronces et le lierre sont toujours invasifs, prompts à s’incruster dans ces friches qui échappent à l'entretien, c'est l'abeille qui vient à manquer à l'appel, effondrée par l'anesthésie des consciences et l'agonie des responsabilités. Il suffit d'en parler, et pour preuve : l'abeille qui arrive par la gauche présente tous les symptômes d'une solitaire désorientée. Son vol, désynchronisé, oscille de façon aléatoire, à la dérive d'une ivresse à forte dose létale. Elle s'approche malgré tout du bois de Kervenal, échappant de peu, après un spasme de lucidité, au scratch sur la tôle d'une automobile. Cette manœuvre la contraint à piquer droit après le talus sur une souche morte mais creusée par le sommet. Le cratère lui évite une mort certaine. Ce qui ne l'empêche pas de rebondir une première puis une seconde fois et dans un tourbillon ultime, dans la paralysie de ses ailes éteintes, d'atterrir sur la coquille d'un escargot.
La réaction du locataire se fait attendre. Était-ce une coquille vide ? Non. La réaction de l'escargot se mesure en lenteur. Le pied se libère et, à l'ouverture, deux tentacules s'étirent, prudentes. "Qui vient ainsi perturber mon sommeil ?" s'étonne à l'étouffée Gaspard le gastéropode, quelque peu effrayé. L'examen oculaire de la chambre tapissée de mousses n'indique rien de particulier. Pourtant, en étirant bien la tentacule de droite, l’œil au sommet finit par deviner une masse inerte. Gaspard allonge le corps et parvient en deux reptations près de l'abeille. Car c'est bien ce que distinguent les tentacules : c'est une abeille ! "Mais que fait-elle ici ? Est-elle encore vivante ? Je dois m'en assurer", s'inquiète Gaspard. "Petite abeille, réveille-toi ! Tu es tombée sur ma coquille ! Hoho ! Hoho !" Rien n'y fait. L'abeille reste inanimée malgré la longueur de l'exclamation. Qu'à cela ne tienne, l'escargot rampe jusqu’à l'abeille, grimpe sur le corps et tente d'introduire sa bouche dans celle de l'abeille. Tout étonné encore de se retrouver projeté en arrière, Gaspard ne saurait dire si c'est la bave engluée sur sa tête ou bien la tentative d'intrusion qui a fait sursauter l'abeille. La réponse ne tarde pas : "Beurk ! Beurk ! C'est dégoûtant ! Mais que voulais-tu faire ? Me noyer ? s'écrie-t-elle, tout en recrachant la morve.
- Tu es tombée sur ma coquille et pour te réanimer j'ai tenté le bouche à bouche. Je te pensais morte !
- Morte ! Mais j'ai bien failli mourir asphyxiée !, gronde l'ouvrière,
- Je suis désolé... Ce n'est pas souvent que je croise une abeille tu sais. L'écart est considérable entre nos deux mondes. Tandis que nous parcourons à peine la longueur d'un terrier de blaireau, vous avez, vous autres les abeilles, déjà réalisé plusieurs voyages dans la journée. Et puis tu voles haut dans les airs alors que moi, je rampe sur la terre..."dit l'escargot un peu envieux.
"- ...Bon, très bien...ne m'en veux pas...nous sommes d'un tempérament impulsif, nous les abeilles ...merci encore...". Le nouveau ton adopté par l'abeille incite Gaspard à ressortir les tentacules de sa coquille.
"Ouh ! Aïe ! Elle est quand même douloureuse cette chute. Vérifions que tout est en ordre de marche :
Essai 1 : les ailes. RAS.
Essai 2 : les pattes. RAS.
Essai 3 : les antennes. Bien !", se félicite triomphante l'abeille de nouveau posée sur ses pattes.
"- Je ne me suis pas présenté, dit l'escargot patientant avant de s'exprimer, "je m'appelle Gaspard et je suis un escargot de Quimper. Et toi comment t'appelles-tu ?
- Je suis dédée, ou Andrée la butineuse. Ma ruche est située au sommet des collines de Pontkalleg. Je ne comprends d'ailleurs pas ce qui s'est passé". Andrée frotte avec ses deux pattes avant toute la longueur des antennes afin de lui fournir une once de souvenirs : "Je me dirigeais vers le champ de colza pour un dernier transport de nectar...oui...
- Oui et ?, s'enquit Gaspard,
- Ne m'interromps pas s'il te plait ! Alors...je passe le talus des Douanes...j'évite un papillon à orchidées et je parviens dans le colza. Je suis surpris par l'atmosphère humide, c'est comme si...c'est comme si...il pleuvait de légères gouttelettes...c'est curieux, il n'y avait pas de nuages. Le fond sonore me faisait penser au vrombissement de plusieurs bourdons... Je sors étourdi du brouillard et c'est à partir de ce moment-là que je ne télécommande plus mon vol et...
- Et tu finis sur ma coquille !, se risque l'escargot de nouveau recroquevillé dans sa capsule.
- Voilà c'est ça, acquiesce dédée. Le voyage a été éprouvant. Il faut que je reprenne des forces. Demain je dois impérativement collecter du nectar. Accepterais-tu de m'héberger pour la nuit ?
- Mon logis est étroit mais tu es la bienvenue !" répond Gaspard, tout à la joie de pouvoir aider une abeille réputée frondeuse. L'escargot s'allonge, s'allonge, jusqu'à ce que la coquille ne présente plus de résistance. A la vue de la nudité de l'escargot, transformé en limace, dédée ne peut dissimuler un dégoût, souvenir infect du baiser du baveux. "Tu es gentil de me proposer ta coquille mais je me contenterai de quelques pics de pins". Le ton involontairement ferme de l'abeille dissuada Gaspard d'en entendre davantage et il retourna se blottir dans la coquille. Après tant de bouleversements, les deux minuscules héros ne tardent pas à s’engouffrer dans le sommeil.
Il aurait pu s'éterniser s'ils n'avaient pas été soudainement réveillés par une secousse à chasser les biches. L'abeille est la première à se manifester: "Ce bruit me rappelle le bourdonnement d'hier. Je vais jeter un coup d’œil". Propulsée par les ailes, Andrée s'agrippe au sommet du tronc car la terre tremble terrible ! A terre, justement, Gaspard préfère rester dans sa coquille, se pensant en sécurité. L'examen à 360 °c met tous les sens de l'abeille en alerte. "Gregneugneu ! La situation est grave. Les gros insectes jaunes sont en train de tout détruire !". Ce que dédée prend pour des insectes sont en fait des engins de chantier. Des travaux d'élargissement du chemin de Kervenal prévoient d'araser le talus et une bande boisée sur laquelle se trouve la souche de Gaspard. Le danger est imminent. La griffe avant de l'insecte jaune a déjà englouti une partie du talus et se rapproche à grande vitesse de la souche.
"Gaspard ! Gaspard ! Il ne faut pas rester là !" La voix d'Andrée est couverte par le moteur du tracteur et le fracas des racines. Enfoui dans sa coquille, l'escargot n'entend pas.
L'abeille redescend dans le trou : "Gaspard, dépêche-toi ! Un gros insecte jaune détruit le bois et le talus, on ne peut pas rester là !" Une voix effrayée sort de la coquille "Je suis trop lent pour m'échapper ! Et puis il me faudrait grimper. Je prendrais trop de temps. Va- t-en, petite abeille ! Je t'ai sauvée une fois, je ne voudrais pas qu'il t'arrive malheur !". Hors de question pour dédée de laisser son nouvel ami. Les six pattes de l'abeille agrippent la coquille. L'effort est violent pour les ailes et les secousses qui se rapprochent ne sont pas faites pour faciliter le décollage. Les pattes se tendent au maximum. Andrée tire, tire encore. Ca y est ! L'escargot prend de la hauteur. Le chargement est lourd et l'ascension est périlleuse. Les deux comparses ont tout juste franchi le sommet que l'insecte jaune dévore la souche. S'éloigner. Ne pas se retourner. Tenir. Ce convoi peu orthodoxe fige un enfant du voisinage qui, attiré par les gros tracteurs, s'est approché et s'étonne de voir un escargot voler avec comme pilote une abeille. L'ouvrière, imperturbable, ne voit pas que l'enfant a percuté une poubelle avec son vélo.
Après une cinquantaine de mètres, Andrée commence à sentir les forces l'abandonner. La cargaison de l'abeille finit par peser. Gaspard, se trouvant dans une posture inhabituelle, se sentant hors de danger, a retrouvé une certaine sérénité et profite de ce voyage pour sortir ses tentacules. "Prendre de la hauteur, c'est magnifique ! C'est magnifique !" exulte- t-il.
Le contact avec le sol est moins exaltant. Andrée, à bout de force, a lâché le gastéropode dans une poignée de fougères. L'abeille est épuisée et s'affale aux côtés de l'escargot.
Les insectes mettent un peu de temps pour se remettre de leurs émotions, différentes, que l'on soit abeille ou escargot : "Merci ! Merci Andrée ! s'exclame Gaspard.
- Je te le devais bien, lui répond l'abeille encore tout essoufflée, l'insecte jaune t'aurait avalé avec la souche,
- Oui merci aussi pour ça !
- Aussi pour ça ?
- Tu m'as offert le rêve de tout escargot,
- Quoi donc ?
- Voler...".
L'enfant, remis de sa chute, s'est précipité vers l'endroit où il aperçut pour la dernière fois le convoi. Ses mains plongent dans les fougères. Plusieurs fois. Mais en vain. C'est dépité qu'il se voit contraint d'abandonner sa recherche.
A n'en pas douter, si son esprit avait accueilli le silence puissant de la Nature, il aurait pu distinguer ces imperceptibles éclats de rires qu'il a confondus avec un bourdonnement.
Dessin : Marcel de la gare
- Tu es tombée sur ma coquille et pour te réanimer j'ai tenté le bouche à bouche. Je te pensais morte !
- Morte ! Mais j'ai bien failli mourir asphyxiée !, gronde l'ouvrière,
- Je suis désolé... Ce n'est pas souvent que je croise une abeille tu sais. L'écart est considérable entre nos deux mondes. Tandis que nous parcourons à peine la longueur d'un terrier de blaireau, vous avez, vous autres les abeilles, déjà réalisé plusieurs voyages dans la journée. Et puis tu voles haut dans les airs alors que moi, je rampe sur la terre..."dit l'escargot un peu envieux.
"- ...Bon, très bien...ne m'en veux pas...nous sommes d'un tempérament impulsif, nous les abeilles ...merci encore...". Le nouveau ton adopté par l'abeille incite Gaspard à ressortir les tentacules de sa coquille.
"Ouh ! Aïe ! Elle est quand même douloureuse cette chute. Vérifions que tout est en ordre de marche :
Essai 1 : les ailes. RAS.
Essai 2 : les pattes. RAS.
Essai 3 : les antennes. Bien !", se félicite triomphante l'abeille de nouveau posée sur ses pattes.
"- Je ne me suis pas présenté, dit l'escargot patientant avant de s'exprimer, "je m'appelle Gaspard et je suis un escargot de Quimper. Et toi comment t'appelles-tu ?
- Je suis dédée, ou Andrée la butineuse. Ma ruche est située au sommet des collines de Pontkalleg. Je ne comprends d'ailleurs pas ce qui s'est passé". Andrée frotte avec ses deux pattes avant toute la longueur des antennes afin de lui fournir une once de souvenirs : "Je me dirigeais vers le champ de colza pour un dernier transport de nectar...oui...
- Oui et ?, s'enquit Gaspard,
- Ne m'interromps pas s'il te plait ! Alors...je passe le talus des Douanes...j'évite un papillon à orchidées et je parviens dans le colza. Je suis surpris par l'atmosphère humide, c'est comme si...c'est comme si...il pleuvait de légères gouttelettes...c'est curieux, il n'y avait pas de nuages. Le fond sonore me faisait penser au vrombissement de plusieurs bourdons... Je sors étourdi du brouillard et c'est à partir de ce moment-là que je ne télécommande plus mon vol et...
- Et tu finis sur ma coquille !, se risque l'escargot de nouveau recroquevillé dans sa capsule.
- Voilà c'est ça, acquiesce dédée. Le voyage a été éprouvant. Il faut que je reprenne des forces. Demain je dois impérativement collecter du nectar. Accepterais-tu de m'héberger pour la nuit ?
- Mon logis est étroit mais tu es la bienvenue !" répond Gaspard, tout à la joie de pouvoir aider une abeille réputée frondeuse. L'escargot s'allonge, s'allonge, jusqu'à ce que la coquille ne présente plus de résistance. A la vue de la nudité de l'escargot, transformé en limace, dédée ne peut dissimuler un dégoût, souvenir infect du baiser du baveux. "Tu es gentil de me proposer ta coquille mais je me contenterai de quelques pics de pins". Le ton involontairement ferme de l'abeille dissuada Gaspard d'en entendre davantage et il retourna se blottir dans la coquille. Après tant de bouleversements, les deux minuscules héros ne tardent pas à s’engouffrer dans le sommeil.
Il aurait pu s'éterniser s'ils n'avaient pas été soudainement réveillés par une secousse à chasser les biches. L'abeille est la première à se manifester: "Ce bruit me rappelle le bourdonnement d'hier. Je vais jeter un coup d’œil". Propulsée par les ailes, Andrée s'agrippe au sommet du tronc car la terre tremble terrible ! A terre, justement, Gaspard préfère rester dans sa coquille, se pensant en sécurité. L'examen à 360 °c met tous les sens de l'abeille en alerte. "Gregneugneu ! La situation est grave. Les gros insectes jaunes sont en train de tout détruire !". Ce que dédée prend pour des insectes sont en fait des engins de chantier. Des travaux d'élargissement du chemin de Kervenal prévoient d'araser le talus et une bande boisée sur laquelle se trouve la souche de Gaspard. Le danger est imminent. La griffe avant de l'insecte jaune a déjà englouti une partie du talus et se rapproche à grande vitesse de la souche.
"Gaspard ! Gaspard ! Il ne faut pas rester là !" La voix d'Andrée est couverte par le moteur du tracteur et le fracas des racines. Enfoui dans sa coquille, l'escargot n'entend pas.
L'abeille redescend dans le trou : "Gaspard, dépêche-toi ! Un gros insecte jaune détruit le bois et le talus, on ne peut pas rester là !" Une voix effrayée sort de la coquille "Je suis trop lent pour m'échapper ! Et puis il me faudrait grimper. Je prendrais trop de temps. Va- t-en, petite abeille ! Je t'ai sauvée une fois, je ne voudrais pas qu'il t'arrive malheur !". Hors de question pour dédée de laisser son nouvel ami. Les six pattes de l'abeille agrippent la coquille. L'effort est violent pour les ailes et les secousses qui se rapprochent ne sont pas faites pour faciliter le décollage. Les pattes se tendent au maximum. Andrée tire, tire encore. Ca y est ! L'escargot prend de la hauteur. Le chargement est lourd et l'ascension est périlleuse. Les deux comparses ont tout juste franchi le sommet que l'insecte jaune dévore la souche. S'éloigner. Ne pas se retourner. Tenir. Ce convoi peu orthodoxe fige un enfant du voisinage qui, attiré par les gros tracteurs, s'est approché et s'étonne de voir un escargot voler avec comme pilote une abeille. L'ouvrière, imperturbable, ne voit pas que l'enfant a percuté une poubelle avec son vélo.
Après une cinquantaine de mètres, Andrée commence à sentir les forces l'abandonner. La cargaison de l'abeille finit par peser. Gaspard, se trouvant dans une posture inhabituelle, se sentant hors de danger, a retrouvé une certaine sérénité et profite de ce voyage pour sortir ses tentacules. "Prendre de la hauteur, c'est magnifique ! C'est magnifique !" exulte- t-il.
Le contact avec le sol est moins exaltant. Andrée, à bout de force, a lâché le gastéropode dans une poignée de fougères. L'abeille est épuisée et s'affale aux côtés de l'escargot.
Les insectes mettent un peu de temps pour se remettre de leurs émotions, différentes, que l'on soit abeille ou escargot : "Merci ! Merci Andrée ! s'exclame Gaspard.
- Je te le devais bien, lui répond l'abeille encore tout essoufflée, l'insecte jaune t'aurait avalé avec la souche,
- Oui merci aussi pour ça !
- Aussi pour ça ?
- Tu m'as offert le rêve de tout escargot,
- Quoi donc ?
- Voler...".
L'enfant, remis de sa chute, s'est précipité vers l'endroit où il aperçut pour la dernière fois le convoi. Ses mains plongent dans les fougères. Plusieurs fois. Mais en vain. C'est dépité qu'il se voit contraint d'abandonner sa recherche.
A n'en pas douter, si son esprit avait accueilli le silence puissant de la Nature, il aurait pu distinguer ces imperceptibles éclats de rires qu'il a confondus avec un bourdonnement.
Dessin : Marcel de la gare
Bravo pour ce beau texte ludique, éducatif et imagé, cela permet de se mettre à la place de l'abeille et de l'escargot contre ses agresseurs, d'une façon simple!
RépondreSupprimerMerci ! L'écriture est une thérapie...avec l'avantage d'évoquer l'environnement et ses dangers :)
Supprimerc'est super tu pourrais en faire une bande déssinée pour les enfants je crois que ça les sensiblerait à la fragilité de la nature
RépondreSupprimerMerci ! Ma fille de 13 ans l'a lu. Il faudrait que je revois un peu le vocabulaire dans ces cas-là. Il est avant tout une lecture pour les plus grands avec quelques messages à décrypter ;)
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