Le long du front pionnier de la montagne s’allonge longtemps
l’allure longiligne de l’animal. C’est la lune, elle, qui découpe, mal à
l’aise, son corps hirsute sur des copeaux de mélèzes. La bête ne jappe pas,
halète plutôt, s’alerte aussitôt, s’immobilise et, portée à nouveau par
l’effort, s’épuise encore. La charge sur les reins n’arrange rien. A cran et
racornie, la prédatrice erratique erre à la recherche d’un abri, une soupente
pour soulager la portée. Elle parvient enfin au crépuscule de la forêt. La
gueule pointée vers le haut, la louve a flairé une odeur familière, presque
menaçante, quoique tout de même alléchante. L’approche est prudente, hésitante.
Se profile au flanc de la pente, un refuge alpin. La louve sait qu’elle pénètre
dans le domaine des humains. Habituellement elle s’avise bien, et même en
meute, de ne pas aller plus loin, mais l’épuisement la saisit tant, que ses
pattes chancellent sous le fardeau des siens. Le temps la presse de mettre bas.
L’absence d’aboiements l’incite à franchir le pas.
« Qui va là ? », s’étrangle une voix pareille à
celle venue d’une potence. La louve, pétrifiée plutôt par la fatigue, faisant
fi du bélier, s’abandonne dans le silence. Le bélier, entravé par une corde, ne
voit de travers qu’une masse affaissée. Plus que la crainte, c’est la sénilité
qui le tient ankylosé. Le passage de la lune dans l’embrasure dévoile les
détails de l’intruse. Inutile pour l’instant de s’inquiéter, la louve demeurant
encore enkystée dans l’inanité.
Les soubresauts de la louve annoncent les prémices d’un
réveil prochain. Le bélier, en vigilance, se maintient. « Nonobstant votre
férocité, ne discernez pas dans mes propos une offense mais je devine chez vous
une mollesse. Ne seriez-vous pas atteinte de grossesse ?, diagnostique le
bélier,
- Le mouton, ne vous fiez pas à ma fragilité, vous devriez
tarir votre curiosité» lui répond la louve, reprenant de la vigueur. « Si
en effet, j’expose l’expression d’une souffrance à délivrer, je peux vous
croquer tout à mon désir et ce n’est pas le mufle désossé d’un de mes semblables,
attaché à la terrasse, qui vous affranchira de m’offrir votre râble.
- La louve, laissez-moi l’outrecuidance de vous souligner que
même si vous vous éloignez de votre défaillance, vous manquez encore de
clairvoyance. N’attisez point la hargne envers moi. Je ne suis qu’une vieille
carne qui abdique devant la vie et qui n’a que pour compagnon ses souvenirs,
- Ne manquez pas, le moment venu, chère pitance, d’en appeler
à ma clémence. Rabougri vous êtes à l’évidence mais votre sang flatte toujours
mes sens.
- Votre popularité vous a précédé, c’est vrai. A défaut de
quelques brebis amaigries, vous faites grand mets d’une hécatombe inassouvie. Ce
serait tout à votre honneur de me renseigner sur le sens de votre présence dans
les montagnes de Haute-Provence. Vous
prétendez représenter la vie sauvage, mais vous assouvissez votre chasse par un
menu domestiqué. N’y a-t-il rien d’autres de moins aisé à avaler dans les
alpages ?
- Ne prenez pas la peine de vanter le pleutre peuple dont
vous prônez la pitié. Vous êtes des proies traquées car aisément apeurées et votre
docilité, qui est une seconde nature, incite au carnage pour un autre carnivore.
Et puis vous colportez le mal haut dans les cols, ce qui pour les bouquetins
est un bien grand tort.
- Si l’homme est un boucher, il est aussi mon berger. A ce
propos, du fait de vos visites voraces, il semblait avisé pour le pasteur de
rehausser les fils pour dissuader les tueurs. La méthode a déjoué bien des
tourments, moins de blessures, d’avortements et de refus de chaleur.
- A voir le nombre de moutons en divagation, peu sont
ceux qui s’interdiront de faire l’impasse sur les indemnisations… ». La
louve s’interrompt car la douleur des contractions s’intensifie : l’accouchement
l’oblige à se taire. Mettre bas sur la paille n’est pas pour lui déplaire.
Reste une chose qui la tracasse, le retour du maître.
« Dîtes moi, vous qui de ces lieux êtes locataire,
quand revient le propriétaire ?
- A vous entendre, et sans que vous en preniez ombrage, votre
attitude altière atténuée, atteste d’une posture bien mal ordonnée mais pour
votre gouverne, sachez tout de même, et si cela neutralise votre anathème, que
le rationnement en foin est dispensé pour un long terme.
- Alors que ce foin soit un festin. N’omettez aucun brin.
Mâchez fort jusqu’à la fin. Garnissez bien vos intestins. Car c’est avéré, vous
serez dévoré. Il ne peut pas y avoir d’entorses, vous le comprendrez, j’aurai
nécessité de reprendre des forces.
- Comme je l’ai auparavant indiqué, je n’attends plus rien
de la vie, je pense que vous l’avez saisi. Et puis, qu’ai-je comme
échappatoire, le croc de l’abattoir ou les crocs de vos mâchoires ? Tout
compte fait, et puisque je n’ai pas choisi ma mort, je préfère être
affecté à votre sort.
- Qu’à cela ne tienne. Votre vie je fais mienne ».
Au matin, très tôt, la louve a déjà protégé deux de ses
louveteaux. Quand elle revient pour récupérer les derniers de la fratrie,
l’étable se remplit d’inertie. Seul, le balancement banal d’un bout de corde prouve que la louve a délivré le bélier, avant son retour dans la horde.
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