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dimanche 15 décembre 2019

Dispute entre la louve et le bélier

Le long du front pionnier de la montagne s’allonge longtemps l’allure longiligne de l’animal. C’est la lune, elle, qui découpe, mal à l’aise, son corps hirsute sur des copeaux de mélèzes. La bête ne jappe pas, halète plutôt, s’alerte aussitôt, s’immobilise et, portée à nouveau par l’effort, s’épuise encore. La charge sur les reins n’arrange rien. A cran et racornie, la prédatrice erratique erre à la recherche d’un abri, une soupente pour soulager la portée. Elle parvient enfin au crépuscule de la forêt. La gueule pointée vers le haut, la louve a flairé une odeur familière, presque menaçante, quoique tout de même alléchante. L’approche est prudente, hésitante. Se profile au flanc de la pente, un refuge alpin. La louve sait qu’elle pénètre dans le domaine des humains. Habituellement elle s’avise bien, et même en meute, de ne pas aller plus loin, mais l’épuisement la saisit tant, que ses pattes chancellent sous le fardeau des siens. Le temps la presse de mettre bas. L’absence d’aboiements l’incite à franchir le pas.
« Qui va là ? », s’étrangle une voix pareille à celle venue d’une potence. La louve, pétrifiée plutôt par la fatigue, faisant fi du bélier, s’abandonne dans le silence. Le bélier, entravé par une corde, ne voit de travers qu’une masse affaissée. Plus que la crainte, c’est la sénilité qui le tient ankylosé. Le passage de la lune dans l’embrasure dévoile les détails de l’intruse. Inutile pour l’instant de s’inquiéter, la louve demeurant encore enkystée dans l’inanité.
Les soubresauts de la louve annoncent les prémices d’un réveil prochain. Le bélier, en vigilance, se maintient. « Nonobstant votre férocité, ne discernez pas dans mes propos une offense mais je devine chez vous une mollesse. Ne seriez-vous pas atteinte de grossesse ?, diagnostique le bélier,
- Le mouton, ne vous fiez pas à ma fragilité, vous devriez tarir votre curiosité» lui répond la louve, reprenant de la vigueur. « Si en effet, j’expose l’expression d’une souffrance à délivrer, je peux vous croquer tout à mon désir et ce n’est pas le mufle désossé d’un de mes semblables, attaché à la terrasse, qui vous affranchira de m’offrir votre râble.
- La louve, laissez-moi l’outrecuidance de vous souligner que même si vous vous éloignez de votre défaillance, vous manquez encore de clairvoyance. N’attisez point la hargne envers moi. Je ne suis qu’une vieille carne qui abdique devant la vie et qui n’a que pour compagnon ses souvenirs,
- Ne manquez pas, le moment venu, chère pitance, d’en appeler à ma clémence. Rabougri vous êtes à l’évidence mais votre sang flatte toujours mes sens.
- Votre popularité vous a précédé, c’est vrai. A défaut de quelques brebis amaigries, vous faites grand mets d’une hécatombe inassouvie. Ce serait tout à votre honneur de me renseigner sur le sens de votre présence dans les montagnes de  Haute-Provence. Vous prétendez représenter la vie sauvage, mais vous assouvissez votre chasse par un menu domestiqué. N’y a-t-il rien d’autres de moins aisé à avaler dans les alpages ?
- Ne prenez pas la peine de vanter le pleutre peuple dont vous prônez la pitié. Vous êtes des proies traquées car aisément apeurées et votre docilité, qui est une seconde nature, incite au carnage pour un autre carnivore. Et puis vous colportez le mal haut dans les cols, ce qui pour les bouquetins est un bien grand tort.
- Si l’homme est un boucher, il est aussi mon berger. A ce propos, du fait de vos visites voraces, il semblait avisé pour le pasteur de rehausser les fils pour dissuader les tueurs. La méthode a déjoué bien des tourments, moins de blessures, d’avortements et de refus de chaleur.
- A voir le nombre de moutons en divagation, peu sont ceux qui s’interdiront de faire l’impasse sur les indemnisations… ». La louve s’interrompt car la douleur des contractions s’intensifie : l’accouchement l’oblige à se taire. Mettre bas sur la paille n’est pas pour lui déplaire. Reste une chose qui la tracasse, le retour du maître.
« Dîtes moi, vous qui de ces lieux êtes locataire, quand revient le propriétaire ?
- A vous entendre, et sans que vous en preniez ombrage, votre attitude altière atténuée, atteste d’une posture bien mal ordonnée mais pour votre gouverne, sachez tout de même, et si cela neutralise votre anathème, que le rationnement en foin est dispensé pour un long terme.
- Alors que ce foin soit un festin. N’omettez aucun brin. Mâchez fort jusqu’à la fin. Garnissez bien vos intestins. Car c’est avéré, vous serez dévoré. Il ne peut pas y avoir d’entorses, vous le comprendrez, j’aurai nécessité de reprendre des forces.
- Comme je l’ai auparavant indiqué, je n’attends plus rien de la vie, je pense que vous l’avez saisi. Et puis, qu’ai-je comme échappatoire, le croc de l’abattoir ou les crocs de vos mâchoires ? Tout compte fait, et puisque je n’ai pas choisi ma mort, je préfère être affecté à votre sort.
- Qu’à cela ne tienne. Votre vie je fais mienne ».
Au matin, très tôt, la louve a déjà protégé deux de ses louveteaux. Quand elle revient pour récupérer les derniers de la fratrie, l’étable se remplit d’inertie. Seul, le balancement banal d’un bout de corde prouve que la louve a délivré le bélier, avant son retour dans la horde.

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