D’hier à aujourd’hui, de jour comme de nuit, la mare des Fosses Noires n’admet aucune indulgence envers une quelconque aquarelle aquatique. L’obscurité a son domaine, ce
trou. Un trou qui, abandonné par l’usage, ressemble davantage à une vulgaire vasière,
dont la cavité centrale plonge, à première vue et peut-être à s’y méprendre, à quatre
pieds sous terre.
Ceinturée de plantains et de roseaux, la mare échappe au
palabre des alentours et n’offre un repos qu’aux sangsues fangeuses et autres phytophages
qui décortiquent le feuillage. Sa tempérance est aidée en cela par l’abondance
de brume nécrophage. Et quand bien même la brume retirerait sa robe fadasse,
beau présage à la chaleur de passage, la pluie surgit soudaine et, étouffe la lumière
dans des nappes souterraines. L’eau
croupissante ajoute à l’inhospitalité de la mare. A part l’agitation
désordonnée de quelques gerris en patrouille, qui rident sa toilette, ajoutant à
son air un grand âge, l’eau semble, elle-même, sédimentée par le désœuvrement. Les
rigueurs de l’hiver en veulent pour leur compte et attribuent une apparence cadavérique,
voire mortifère, à l’atmosphère. Le seul avantage qui se soustrait de la gelée, pour le coup salutaire, est l’envahissement freiné des salicaires.
L’ambiance appartient au silence abyssal de la mare. Nulle
envie pour l’homme de lézarder à ses côtés. Nul besoin de porter les lèvres au
sel de sa surface. Qui fut alors cet intrus qui vint tritonner dans un tel marais ?
Qui osa interrompre l’ineffable volonté antédiluvienne de la mare de se taire et
se terrer ? Pourtant, et s’étant
bien gardée d’attirer le passant, la mare devint, malgré elle, le décorum d’un
drame. Mais, après tout, n’était-ce pas là son devoir ? Voici son récit.
Aux bords intérieurs de la Bretagne, à la jonction des
bassins versants de la Vilaine et de la Loire, le bocage nantais exhibe sa pilosité
naturelle par des landes préservées. Les talus et les haies se tissent en
mailles et s’étirent loin, dans des lignes courbées, souvent chevauchés par des
chênes pédonculés. Servantes, les rivières Isac et Hocmard serpentent à travers
les champs, selon la soif des occupants, abreuvant avec parcimonie les plus
gourmands. L’habitat sauvage s’apparente
à une zone de refuge pour des espèces d’une grande rareté, disséminées dans les
prairies humides et le bas marais, qui, selon les cas, rivalisent
harmonieusement pour conserver certaines d’entre elles.
Le triton à crête et son homologue marbré, migrant au gré de
leur existence, convoitaient de s’y établir, coexistant, indifférents, avec
ceux qui croassaient à l’accueil de la mare. Les pratiques de procréation du
triton ne revêtent aucune fantaisie, hormis une révélation rêvée pour
un naturaliste tel qu'Arthur d’Isle du Dréneuc, en 1858 : le croisement sexué
de la crête et du marbré donna naissance à un hybride, le triton de Blasius. Dévoiler
sa population serait vain car les accouplements furent fortuits et probablement
la résultante d’un interdit encombrant les désœuvrés en mal d’actes hardis.
Clandestinement, le triton de Blasius s’établit au lieu-dit
les Fosses Noires, dans les parages de Notre-Dame-des-Landes. Amphibien, il fit
bien, au fil des saisons, de confondre son corps d’un noir verdâtre sur sa tranche
supérieure et d’un aspect jaunâtre sur la frange inférieure. La nature l’a bien doté. La crête, dressée
tout le long de l’arête dorsale, lui confère un air rebelle : intimider le
prédateur est le rôle de cet attribut idéal. Plus que belligérant,
le triton de Blasius s’affirme résistant. Il ne lui en faudra d’ailleurs pas
moins pour affronter un serf émérite, le laborantin.
Le laborantin est employé par l’Université d’Angers via le
Groupe Écologique et de Conservation des Vertébrés. Ce laboratoire mena, en toute discrétion, une étude financée
par l’Aéroport du Grand Ouest sur la biologie des populations de tritons et
l'efficacité des éventuelles mesures compensatoires. Tout le secteur prévu pour l’implantation de l’infrastructure aéroportuaire fut passé au peigne fin.
Denis Defage, le laborantin, et son équipe d’étudiants, procédèrent à des
relevés de populations, annotèrent les lieux de repos et de reproduction,
cartographièrent l’ensemble des mares. Une seule échappa à leur vigilance, la
mare des Fosses Noires. Par là même, le triton de Blasius qui ne figurait sur
aucun inventaire, fut ignoré. Les visiteurs pénétrèrent pourtant dans les
Fosses Noires. Le manque de discernement et, à défaut d’acuité, la mare resta
occulte à leurs yeux d’initiés. Peut-être était-ce le trop plein de zèle ou
l’enveloppe épaisse remise par Vinci qui anima Denis Defage, mais le laborantin
se montra plus coriace, plus aguerri et certainement plus présomptueux. Sa
fouille l’emmena loin dans les Fosses Noires. La minutie était son meilleur
outil et son allégeance sa meilleure ambulance.
Comme beaucoup
d’étudiants en master de biologie, Defage connaissait la thèse selon laquelle, une
autre espèce d’amphibien, du nom de « triton de Blasius », jusque là seulement, et prétendument découverte
par Du Dréneuc, s’adonnait avec mesure aux joies de la prolifération. Seul, le
naturaliste du 19ème siècle pu attester de la présence du triton de Blasius
dans ces contrées marécageuses. Les paris, des plus audacieux, concluaient
que cela relevait de la légende ou du fantasme de quelques chercheurs en mal de
reconnaissance, Du Dréneuc tentant de dissimuler l’incommodante malchance de
verser dans une carrière de crapahuteur crotté. Defage, souffrant certainement
du peu d’empathie que soulevait sa condition, s’il jalousait les découvreurs, enviait
les légendes. Les légendes entravent les consciences d’un mystère aussi épais que
la brume des Fosses Noires. Elles se confinent dans les mémoires travesties,
et, se destinent à épouser, œcuméniques, l’œuvre mystique des dieux.
Quelles que fussent ses
motivations, Denis Defage parvint, après avoir franchi la palissade de roseaux,
aux abords du trou d’eau. Les premiers examens de la mare ne soulevèrent guère
chez le laborantin de brins d’entrain. La banalité de l’envol de la libellule,
surprise, ou l’apathie indécente de la physe, peina le peu d’enthousiasme qui
le fuyait. Il s’assit, agacé. Posa la sacoche près de lui, perturbé.
Trifouilla la face émergée de la vase avec ses bottes, tracassé. S’immobilisa
un bref instant, sidéré. Déplia prestement les jambes, décidé. Pencha le buste
en avant et se mit à rire avec une jubilation qu’il ne se connaissait pas. Le
triton de Blasius se montrait enfin ! L’animal, dérangé dans sa retraite,
n’avait pour sursis que la poudre d’escampette. C’était sans compter sur la
dextérité de Defage, tout excité, à l’idée d’entériner les exposés de
Du Dréneuc, considéré, à tort, comme un excentrique ou, au pire, un affabulateur,
mais surtout de se prêter au supplice de dissection du fameux Blasius, afin
d’étaler au vu et au su de tous les curiosités spécifiques au spécimen. Defage
saisit le triton de la main droite. De la main gauche tenta d’ouvrir la
sacoche. Un regard à droite, puis un regard à gauche. La seconde boucle résiste. Un regard à droite,
puis un regard à gauche. La main gauche est fébrile tandis que, mouillée, la
droite semble virile. Un regard à droite, puis un regard à gauche. Le temps à
la main gauche de se soulager du labeur, le triton de la main droite a fugué
comme un voleur. Defage se fige, foudroyé. Defage fulmine, se fourvoie. Il met
la main droite dans la gauche et, tout en serrant le poing contre le front, se
maudit. Les yeux fermés et sur les genoux, il reprend ses esprits. Il reviendra,
c’est promis. Maintenant que la mare et le triton sont l’objet de sa convoitise,
il reviendra, c’est écrit. Le triton, se pressentant trituré, trouva refuge
dans les tréfonds de son trou. A l’affût il vit le vilain s’éloigner pour, au
final, ne plus former qu’un voile. Dans l’immédiat, le danger s’est effacé.
Mais s’il revenait ? Et peut-être plus nombreux ? C’est
certain !
Si le dialogue
est indigent entre le triton et le laborantin, les insectes, s’invectivant peu,
s’échangent leur savoir sibyllin. Il en est un qui peut transformer l’eau en
vin. Ce savoir, prisé par les sangsues, consiste à soulager leur sac du
sang confisqué à un cadavre. Pour recueillir le liquide, un réceptacle est
préférable. Ca tombe bien, dans sa précipitation, le laborantin a laissé choir
sa gourde d’eau, encore pleine, dont le bouchon à visser a éclaté, conséquence
du choc sur le sol. Le triton de Blasius, après avoir détaillé ses mésaventures
aux sangsues de la mare, n’ordonne rien, confiant dans le sort réservé à l’eau
de la gourde.
Le triton ne s’était
pas leurré. Le lendemain, aux aurores, le laborantin revint seul. De peur de se
faire abuser, Defage entreprit de ne pas divulguer ce qui pouvait faire sa
renommée. Tandis qu’il s’apprêtait à poser des appâts, sensés éveiller
l’appétit du lézard, Defage reconnut la gourde oubliée. Intrigué par l’odeur
semblable à du vin, il la porta à la bouche. Comment dire ? Oui, c’est
tout à fait ça, c’était à ravir ! Dans l’euphorie de l’orgie, Defage
s’enivra. A tel point que l’alcool le fit sombrer dans un sommeil profond. Le
réveil fut douloureux, des jambes jusqu’au sommet du crâne. L’obscurité
ambiante, nappée de surcroît par un sinistre brouillard, dissimulait à Defage
la mutation de ses pieds en nageoires. Il voulut se relever. Ne trouvant, cependant,
aucune assise solide, le triton tituba dans le trou. La panique s’empara du
laborantin. La vase aussi. L’eau s’agrippa au triton par des fers agrégés de
gouttelettes. Les roseaux ne furent pas
en reste et s’assemblèrent en forme de voûte pour couvrir ce départ. Le triton
eut beau se débattre, le dénouement n’avait comme issue que la mare. Une mare dont
la cavité centrale plonge, à première vue et peut-être à s’y méprendre, à
quatre pieds sous terre.
Epilogue
Une enquête de police fut diligentée. Les moyens de recherche,
équipe cynophile, drones, gardes mobiles en faction autour de
Notre-Dame-Des-Landes, déployés par le Préfet de Loire-Atlantique, s’avérèrent
improductifs. La disparition de Denis Defage ne s’expliquait pas.
Un temps, des partisans de la Zone A Défendre, la ZAD, furent
suspectés, car des altercations avaient déjà eu lieu dans le passé avec des
équipes de naturalistes, rémunérés par l’Aéroport du Grand Ouest de Vinci. Les
accusations et les incarcérations eurent comme résultat une recrudescence des
affrontements entre les forces de l’ordre et les activistes écologiques.
Au bout de deux ans l’affaire dite du « triton »,
référence aux notes mystérieuses retrouvées chez le laborantin, fut classée. La Population, saisie par l'ampleur du drame, contraignit
le Président de la République à décréter, dans une allocution télévisée, l’abandon
du projet de l’aéroport de Notre-Dame-Des-Landes.
Magnifique hommage à Ovide... et à Dame Nature !
RépondreSupprimerMerci,
Yves-Marie