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lundi 9 décembre 2019

Les vicissitudes d'une abeille sauvage VI


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Unique. Tout comme son costume de l’Abeillaud qu’il enfilerait une nouvelle fois à l’occasion d’une marche contre Monsanto. A l’initiative de celle de 2013 à Brest, puis l’année suivante à Guingamp, Didier avait souhaité mettre en avant la lutte des anciens salariés de Nutréa-Triskalia, intoxiqués sur le lieu de travail par des pesticides, illégalement utilisés sur des céréales. Ils avaient subi de plein fouet les effets dévastateurs sur leur santé. A tel point qu’ils avaient développé une intolérance intégrale aux produits chimiques et à leur émanation. Ils cherchaient  dans leur combat à faire reconnaître leur maladie comme une maladie professionnelle. La date fixée en mai 2014 par une ONG américaine rassemblerait des centaines de milliers de personnes à travers le monde. A Guingamp, au-delà du nombre de personnes réunies, la présence de victimes en Bretagne avait déjà satisfait Didier. Il ne manqua pas d’en informer Bénédicte qui le congratula en retour.
Par la suite, Didier revint à quelques reprises aux dépendances. A la fois pour débroussailler le terre-plein devant la maison ou pour accompagner les enfants qu’il emmenait pour profiter du réchauffement des températures et prendre le goûter de quatre heures. Dorénavant la maison lui était plus hospitalière. Sans imposer son passage au lieu, il ouvrait les volets du bas puis du haut, jetait un regard sur la gauche, que seule l'Elorn accueillait aussi loin qu'elle pouvait. Respectueusement, Didier allait et venait au gré des besoins, sans déplacer ni même emprunter un objet ou un accessoire, hormis la débroussailleuse de son père, entreposée au rez-de-chaussée, tout ceci avec l'accord avisé et bienveillant de Bénédicte. Car c’est bien ce qui émanait de cet être, de la bienveillance. 

Déjà étourdi par autant de sollicitudes, Didier fut atteint au plus profond de son âme après que Bénédicte lui avoua que : « Cette maison est autant à toi qu’à moi. Elle correspond à ton état d’esprit ». « Elle est autant à toi qu’à moi ». Didier se répétait souvent cette phrase, « autant à toi qu’à moi ». Quelle marque de confiance !  Elle le connaissait à peine pourtant. Mais c’est vrai qu’aux yeux de Didier, cette maison donnait le sentiment de s’adonner à la liberté moqueuse et de s’émanciper de ce furoncle qu’est le droit à la propriété privée. Comment alors ne pas avoir le corps et l’esprit étreints pas autant de sollicitudes, faire autant preuve de magnanimité ! Bénédicte savait que Didier ne se plaisait pas dans son appartement. Il en avait parlé souvent. Il disait qu’il ne sentait pas chez lui. C’était surtout un logement pour accueillir ses enfants dans de meilleures conditions, au rythme du week-end de gardes et de quelques semaines de vacances. Surtout pour sa fille aînée qui, parce qu’elle grandissait, avait besoin d’une chambre pour lui garantir un peu plus d’intimités. Les garçons partageaient une autre chambre, alors que Didier se contenterait du clic clac, installé dans la pièce principale. Agréablement surpris, il entrevoyait donc d’autres perspectives. Didier avait suffisamment de volonté pour relever ce qui, dans un premiers temps, s’apparenterait à un défi : aller vivre aux dépendances, puisque c’est que lui proposait Bénédicte à ce stade de leur relation. Tous deux en tireraient un avantage probable. Elle parce que la maison, habitée tout au long de l’année, subirait moins les affres de l’absence. Lui, parce qu’il se sortirait de l’abrutissement d’une cellule impersonnelle.
Didier aimait ces visites dans des maisons où la vie familiale avait posé ses bagages de souvenirs de trente ans. Le confort d’une maison ne se vénère pas dans l’accumulation de biens et d’objets divers. Il marque le passage indélébile des chaleurs humaines, il transparaît dans la quiétude d’un livre, posé depuis fort longtemps sur les étagères, dans le sourire des enfants qui ont tant grandi depuis cette photo, dans la couleur de la tapisserie qui a délavé l’âge de la demeure. Oui, les souvenirs se sont tapis dans des cahiers de dessins inachevés et quelques jeux de société incomplets, voire quelques tableaux dont on ne distincte plus les paysages ni les visages à force de passer devant. Peut-être même qu’un instrument de musique s’est assoupi dans son étui. Peut-être même que l’on a gardé dans l’armoire, les bols des grands-parents, en faïence de Quimper, si chers aux petits-enfants. La table, maintenant trop grande, s’est incrustée du cliquetis impatient des couverts, d’odeurs de poulet-frites, des rêveries fugaces dans la soupe et des fausses manières de se tenir autour d’elle. Mais ce n’est pas inquiétant. On entreposera, le temps de savoir quoi en faire, les derniers courriers arrivés et les numéros du Télégramme qui serviront à allumer la cheminée. Dans le coin, un fauteuil, presque défoncé, attend avec déférence le postérieur de son locataire pour une énième sieste, récompensant le repas frugal du déjeuner dominical, la télévision évidemment allumée. Tout ceci se berce d’une mélancolie tapageuse, moins amère qu’il n’y paraît dès le palier franchi car on a du temps pour soi.
Tout allait très vite. Trop vite peut-être. Mais comment ne pas se laisser bercer par autant de promesses, toutes à la fois douces et brûlantes ? Ce que proposait Bénédicte correspondait effectivement à l’état d’esprit de Didier. Au départ, l’isolement de la maison qui pouvait s’apparenter à un handicap, obligeait à concevoir des systèmes garantissant l’autonomie énergétique : bye bye EDF, fini l’électricité nucléaire ! Bénédicte, bien informée, ne tarissait pas d’éloges sur le « rocket stove », un poêle qui permettait de cuisiner et de faire chauffer de l’eau avec très peu de bois. Elle avait surtout en tête, et dans un premier temps, l’idée d’installer une petite éolienne verticale. Après avoir consulté des plans en open source, et selon ses premières estimations, à partir d’un minimum d’installation électrique, si l’éolienne était auto-construite, le coût de l’engin avoisinerait les 500 euro.  Didier, très impliqué, lui dit qu’il connaissait une personne capable de réaliser les soudures pour la construction de l’éolienne. « Je t’envoie déjà un chèque de 300 euro. Comme ça tu pourras commencer à faire des devis pour l’achat des pièces. Qu’en penses-tu ? ». L’annonce, quoique inattendue, ravit Didier. Il se mit alors  à prospecter des entreprises, sachant que son contact, Hub, était intéressé pour le montage de l’éolienne.
A partir de cette période, leurs échanges s’intensifièrent. A n’importe quel moment de la journée, l’un et l’autre soulageait leur manque dans une connexion convulsive, quasi constante. Le téléphone portable servait de relais effréné, l’œil lorgnait sur un écran trop souvent inanimé. La main ne faisait que prolonger les convulsions de l’esprit, elle tournait et retournait dans la poche ce fichu portable. Parfois leur conversation était interrompue par l’affreux qui revenait à « l’usine ». Il ne mit pas court à celle qui allait tout basculer, celle qui enferra Didier à cet amour naissant. Alors qu’il rejoignait sa voiture, en stationnement devant l’entrée de l’établissement où il travaillait, Didier reçut un appel de Bénédicte. Elle sortait de la pharmacie. Le ton de sa voix indiquait une émotion extrême. Elle ne dit pas grand-chose, en tout cas Didier ne discerna pas grand-chose, tellement ses mots se coinçaient dans les sanglots. Tout ce qu’il put saisir, malgré le fait qui lui demandait de se calmer, avant qu’elle ne raccroche, se fut : « Je t’aime ». A son tour chamboulé, Didier mit un temps à se ressaisir. Même s’il ressentait une forte attirance et qu’il s’exprimait outrageusement sur l’amour, il n’avait pas encore cédé à la tentation d’émettre le moindre sentiment aliénant. Mais avait-il bien entendu d’ailleurs ? La voix tremblotante de Bénédicte se mêlait soudain à sa confusion : « Est-ce qu'elle a bien prononcé ces mots ? Je dois en avoir le cœur net. Je dois savoir. Je vais la rappeler… Bon sang ! Elle ne décroche pas… Allez ! Décroche Bénédicte… Oui, c’est moi… Rappelle-moi s’il te plait. J’attends ton appel. Merci ». La réponse ne vint pas tout de suite. Elle ne fut pas certaine d’ailleurs. Bénédicte se désavouait sous prétexte d’une forte émotion passagère, tout en laissant planer une incertitude à chaque fois que Didier insistait auprès d’elle. De toute façon, Didier n’en avait cure. Il avait pris son parti et dorénavant s’exprimer plus librement. Rien ne viendrait étouffer son besoin essentiel de vérité. Il resterait ainsi fidèle à la déclaration de Jean Jaurès : « le courage c’est de chercher la vérité et de la dire. C’est de ne pas subir la loi du mensonge ».

Courriel du 29 mai.
« Nous vivons un moment unique Bénédicte car il nous appartient. Il nous oblige à puiser dans nos ressources intérieures. Nous ne pouvons détourner la tête de cela, c'est comme si tu voulais fermer les yeux pour ne plus voir, j'ai beau fermer les miens, tu es toujours là, plantée devant l'Elorn qui se marre bien de nos vicissitudes amoureuses.
Ce moment est unique car rares sont les occasions de se dévoiler autant et de s'approcher de l'aboutissement.
Je ne veux pas à avoir des regrets à lancer à la meute : je leur dit quoi aux anges ?
Je t'en prie, fie toi à tes enseignements, redonne de la vivacité à ta foi, puise dans les courants célestes. N'as-tu pas remarqué que le mouvement s'est ralenti pour laisser plus de place à  l'instant présent ?
Tout est lié. Nous sommes liés. Le hasard n'a pas de place dans cette histoire. Nous avons à apprendre, l'un de l'autre et ensemble pour faire de la banalité une victoire et continuer à un exercice unique : la découverte.
Quand tu viendras, ne viens pas chercher des réponses, mais des évidences. Tu les connais déjà. Regarde l’affreux. Tu as bien compris que je ne souhaitais pas faire de mon élan pour toi une épreuve  pour lui;  ta réconciliation ne pourrait naître dans un tourment aussi fort. Je me répète mais je ne viens pas chercher un acte sexuel mais un acte d'amour.
Pourtant sa routine l'a détournée de toi, il préfère de vieilles voitures à ta présence, il néglige ta vie pour se consacrer à de la futilité, il faut bien occuper son temps.... L'essentiel est ailleurs et il mérite une attention particulière. Tu l'as dit toi-même c'est un vieil ami et on ne fait rien de neuf avec du vieux, on reconstruit.
Je vais peut-être paraître martial mais la vie nous ordonne d'écouter ses pulsions, ses oscillations, sinon nous finissons asséché, terne. Elle ne t'a jamais dit qu'elle était facile, elle te dit : écoute toi ! (bon sang ! ça c'est moi qui rajoute...). J'arrête je suis fatigué....
Matthieu, un ami très spirituel, me disait que les forces obscures étaient très fortes, j'ai compris qu'ils se nourrissaient aussi de nos renoncements ».
Ils en avaient parlé longuement, à plusieurs reprises. Il était question qu’elle vienne passer quelques jours aux dépendances. L’occasion offerte de la porte fracturée, apportait un alibi certain à Bénédicte pour justifier son déplacement à l’affreux. Depuis l’achat de la maison, l'affreux n’y avait jamais mis les pieds, montrant son détachement profond pour une région qu’il médisait. Le moment était bien choisi alors pour se confronter l’un à l’autre et qu’elle puisse agir dans le discernement et se convaincre, ou non, de ce qu’elle ressentait pour Didier. Là encore elle avait laissé planer le doute, jusqu’au dernier jour. Elle finit par se raviser, prétendument à cause d’une surcharge de travail de confection de bougies et de savons. « C’est dangereux, pour toi comme pour moi », assurait-elle. De quel danger parlait-elle ? Ils avaient juste consommé leur affection par des mots prévenants. Rien de plus. Didier pouvait se contenter de la voir sans en attendre davantage. Il suffisait qu’il la voit pour suffire à son bonheur. Il ne voulait pas davantage tourmenter l’affreux, le jour où Bénédicte lui annoncerait que c’était terminé. L’affreux avait compris depuis quelques temps, que ce qui tramait ne ressemblait en rien à une ordinaire relation amicale. Bénédicte finirait par tout lui avouer. Elle n’avait pas d’autres issues. L’affreux pensait surement que la distance assécherait tout ça, que cela finirait par décourager ce « connard de breton ». Et si ça ne suffisait pas il en viendrait aux menaces.
Même si une certaine déception l’accablait, Didier ne sentait pas démuni. Au contraire même. Dès lors, il multiplia les attentions pour nourrir fiévreusement ce gouffre que représente l’amour. Déjà qu’il s’essayait à la poésie, il en vint à s’adresser à elle par une courte vidéo enregistrée aux dépendances, qu’il voyait comme une déclaration officielle le  jour de son 44ème anniversaire. Sauf que, alors qu’elle avait visionné la vidéo, sa réaction se faisait attendre. Enfin, en tout cas, ce n’est pas celle à laquelle Didier devrait être confrontée. Il ne comprenait pas ce qui se passait, Didier était sans nouvelles depuis 24 H. Rien. Pas de sms, ni de courriels encore moins de messages sur facebook. Il se décida cette fois-ci, et contrairement à la volonté de Bénédicte d’appeler plus tôt dans la soirée. « Allo ! Merde la voix d’un homme, c’est l’affreux, garder son calme et ne dire que l’essentiel. Bonsoir, pourrais-je parler à Bénédicte svp ? 
– Elle est occupée là. On reçoit du monde pour le repas. Bonne soirée ». La fin de l’échange fut tout aussi précipitée que le ton fut sec et martial. Les nuits et les jours qui suivirent furent agités pour Didier, jusqu’à ce qu’il obtienne une réponse à ce qui se tramait à Saint-Fargeau. « J’ai annoncé à l’affreux que c’était fini. Je n’en peux plus. Il a été trop loin cette fois-ci. Et en plus ça n’a rien à voir avec toi ». En effet, pas directement certainement. Fou de rage, excédé par les liens qu’elle tissait avec ce « connard de breton », tout était sujet à des querelles et à des reproches de l’affreux. Il s’en était pris cette fois-ci à la fille aînée de Bénédicte. « Il lui a reproché d’avoir laissé une canette vide dans sa voiture. Il en fait tout une histoire. Pour une malheureuse canette ! Il a été jusqu’à lui dire qu’elle ne remettrait plus les pieds dans sa voiture. Là c’est sorti, je lui ai dit que c’était terminé ». Didier avait enfin une explication à ce block out total. 

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