En
cette belle journée d’été le cirque de l’Encrenaz, garni par l’enchevêtrement de la chaîne du Bargy,
héberge une chaleur hypnotique. Tout se prête à la somnolence sur un trapèze
perché dans la latitude bleutée de moelleux. A l’exception de pierrailles à
flore et de genévriers présents à cette altitude,
l’absence de végétation dense exclut pour le bouquetin un repli à l’ombre des
pins situés, eux, à l’étage en-dessous. Cette limite est la limite
au-delà de laquelle il ne s’aventure guère, préférant les pentes escarpées du
flanc de la montagne et les grèves caillouteuses du massif alpin où il a élu
domicile.
Les
habitudes du bouquetin voudraient que, au creux de cette journée, son règne plonge
dans l’abandon d’une profonde léthargie à même la rugosité d’une pelouse
sauvage. Quoi de plus singulier alors que de percevoir le dessin d’un mouvement
sur le versant du Bargy ? S’éloignant du pic du Midi, l’aspect se fait cependant
plus précis. A cette distance, dépourvu de son poil épais, le bouquetin, enrobé
de beige, pourrait, c’est vrai, se confondre avec la rocaille éboulée. Descendant
encore, la vision s’affine. L’allure semble confuse, presque grossière. Elle
manque d’agilité pour un animal à l’aise au sommet de son habileté quand il
s’agit de gravir les éboulis et de slalomer sur les pentes abruptes. Au plus
proche, la tension est palpable. Elle a un nom : la terreur. Elle règne en
crispation et s’est flanquée dans les flancs de Bock. Comment pourrait-il en
être autrement : Bock vient d’échapper à une première détonation dont le
sifflement a tétanisé la tête. « Crétin ! Tu as loupé ton coup, nom de Dieu! » s’écrie Bernard en colère. Cette maladresse a fait bondir Bock qui, dans un sursaut
de survie, dans un bond de cabri, a déguerpi. La meute de braconniers n’a
pas pour autant lâché le raid : « Faut pas qu’y nous échappe
tu comprends idiot ! Faut profiter de l’abattage autorisé par le Préfet
pour tuer cette bestiole et récupérer les cornes. Tu sais combien ça vaut ? Y en a pour un paquet de pognons !», s’égosille Bernard, la langue bien pendue. Jean ne sait que trop bien combien elles
valent. A la fédération de chasse les chiffres les plus fous circulent. Les
cornes peuvent être trafiquées, en fonction de la taille, entre 2 500 et 16 000
euro ! Et Jean a vraiment besoin d’argent pour payer l’indivision à la
satanée frangine !
La
traque reprend sur les traces du mâle dont les cornes longuement recourbées
vers l’arrière accroissent l’avidité des boucaniers. Bock s’expose de plus en
plus à une vulnérable situation. L’ascension s’intensifie avec l’inclinaison.
Le bouquetin suffoque malgré la langue dégagée de la cavité pour mieux laisser
passer l’air. Des tremblements secouent l’animal. Les yeux, exorbités par la
peur, ne voient pas que Jean a de nouveau pointé son arme. Cette fois-ci le coup
est plus précis. Il vient déchirer la chair de la cuisse droite. S’ensuit une
décharge violente qui contracte le corps. Bock s’arrête. « Je l’ai
eu ! Je l’ai eu ! », s’exclame bruyamment le tireur. Complètement
affolé, Bock s’élance de nouveau malgré la douleur et la béquille. L’animal se
traîne. La sole est moins adhérente et glisse sous les débris rocailleux. La
chute, inévitable, l’entraîne dans une excavation peu profonde, protégée au
sommet par une touffe d’arbuste. Bock croit sa fin venir au contact du sol.
Immobile, sa respiration ralentit, la vision se fait brouillard. Avant de
sombrer complètement Bock pose un cataplasme sur ses pensées, soulagé par les
dernières visions dédiées à sa vache d’amie, Charme d’Hérens. Par chance la nuit
tombe sur les indices sanguins laissés par le bouquetin. Les braconniers, après
un ratissage infructueux et des échanges houleux, doivent se résigner à abandonner
l’animal à son sort. A défaut d’une tombe, le cirque de l’Encrenaz, le temps
d’une belle journée, s’est paré des
exclamations hystériques d’une arène.
Il est
pourtant récent le temps des heures complices. La veille encore Bock le
bouquetin joutait avec Charme, la vache d’Hérens. Depuis la première
confrontation, ce face-à-face autour d’une pierre de sel posée lors du pacage,
et jusqu’à ce jour, la rivalité entre ces deux animaux s’est blottie dans une
amitié unique. Les combats réguliers n’avaient d’autre intérêt que de se
conformer au tempérament vif des deux espèces. A vrai dire, Charme prenait généralement
le dessus sur Bock car la génisse présente toutes les caractéristiques d’une
future championne, d’une future reine, vouée aux traditionnels combats
organisés en l’honneur de leur attitude exacerbée ou aussi souvent belliqueuse (d’où l’expression « peau de vache »). Les retrouvailles sont
discrètes, les animaux peu enclin aux dialogues. Les échanges se font de front,
dans le panache des crânes et l’apanage de la poussière. Les chocs ne sont pas brutaux, plutôt virils. D’ailleurs les assauts sont de courtes durées, Bock acceptant un second
rôle idéal pour l’entrainement de Charme. La vache l’a compris et se garde bien
d’afficher un mépris pour son adversaire. Au contraire. Le combat terminé, Charme témoigne sa reconnaissance indéfectible en lui léchant fougueusement le
museau.
Les
congénères de Charme voient par contre d’un très mauvais œil ce lien invraisemblable
entre une vache et un bouquetin. Elles ne sont pas dupes. Elles savent ce qui se
passe derrière la rangée de pins marquant la fin de l’alpage. Ce qui les gêne
le plus ce n’est pas tant la mêlée des deux animaux mais les suspicions autour
des bouquetins qui seraient porteurs de maladies transmissibles et mortelles. Charme
se fiche éperdument du commérage des vieilles filles, étranglées par le collier épais des clarines. Elle n’en a cure de ces superstitions d’hommes. L’amitié avec
Bock passe avant toute autre chose, quitte à se retrouver isolée dans le troupeau.
En
cette nouvelle belle journée d’été, comme à son accoutumée, Charme s’éloigne du
bétail et se dirige ardemment vers leur point de rendez-vous. Bock n’est pas
arrivé. Il tarde même. « C’est étrange, cela ne lui ressemble pas. En
général il est même en avance », se dit Charme à elle-même. « Tant pis, il faut en avoir le cœur net. Je dois aller voir plus haut ». La vache, soucieuse
de ne pas voir son ami, se décide à franchir le petit mur de soutènement afin
de s’engager sur les chemins du massif. Après
quelques instants, Charme se désespère, aucune réponse ne fait écho à l’appel
de son cri : « Bock ! Bock ! Où es-tu ? C’est
Charme ! ». La vache n’a jamais osé défier l’espace au-delà du mur de
pins. Mais l’inquiétude de ne pas retrouver le bouquetin remplace tout bon sens
domestique. Elle pressent maintenant qu’il est arrivé malheur à Bock. C’est au
moment où Charme s’apprête à fondre en larmes qu'il se manifeste. Un cri sorti des entrailles de la terre indique une direction.
Charme se précipite, avale la pente comme jamais. « Charme ! Je suis
par là ! Dans le trou ! Tu m’entends ? ». Oui, Charme a
entendu son ami, pourtant rendu invisible par l’obscurité. « Bock !
C’est moi ! Que t’est-il arrivé ? Que fais-tu dans ce trou ? Est
ce que tout va bien ? Tu n’es pas blessé ? ». Bock, à peine
remis de son traumatisme, ne trouve pas l’énergie pour répondre à la rafale de
questions. « Ecoute Charme, je t’expliquerai plus tard. Je suis blessé à
la cuisse mais je pense pouvoir remonter. La ravine a des paliers. Par contre
j’ai besoin de soins pour panser la plaie. Crois-tu pouvoir m’aider ?
-
Une blessure ? Des soins ? se répète en boucle la vache, une
blessure, des soins,…une bless…oui j’ai une solution ! S’enthousiasme
l’animal. La gentiane ! La gentiane peut cicatriser les plaies…mais
comment faire pour te l’appliquer ?
- Oui
c’est une très bonne idée, s’exclame Bock. Écoute-moi attentivement. Va voir de
ma part Violette l’abeille, c’est la reine des bourdons. Elle se niche dans le
muret près de l’endroit où l’on se retrouve. Elle saura quoi faire.
- La
gentiane, Violette la reine, les bourdons, le muret…compte sur moi ! Je
reviens dès que possible ! ».
Charme
s’en retourne précipitamment au muret. La journée, s’affaissant lentement, ordonne
à l’escadrille de bourdons de revenir décharger leur pollen au muret :
« Aidez-moi s’il vous plaît ! Est-ce que je peux parler à votre reine ?
A votre reine Violette ? ". La reine, toute interloquée par autant de fracas,
se présente à l’opercule de son trou : « Que veux-tu de
moi Charme d’Hérens ?", interpelle la reine des bourdons. Charme,
essoufflée et émue, expose tant bien que mal la situation. Figée par le récit,
Violette met un temps à s’en remettre : « La gentiane tu
dis ? ». Complètement remise, la reine commande à ses troupes de
siphonner le nectar des gentianes, et de revenir un par un déposer le liquide
sur la langue de la vache. L’exécution est instantanée. Les centaines de
bourdons absorbent, à s’en péter le jabot, un maximum de nectar. L’opération
achevée chacun s’introduit dans la gueule de l’animal et dépose sa collecte. Au
bout d’un certain moment la langue de Charme est recouverte de nectar.
« Va maintenant, Reine d’Hérens ! Va sauver notre ami ! », l’encourage Violette. Charme est bien avisée dans la montée car la charge est ô
combien précieuse. Bock, attentif au moindre bruit, sait au souffle de la vache
que son amie est revenue, emplie de sa mission. Quelque peu reposé, il
entreprend prudemment l’escalade de la paroi. La présence de Charme qui est un
réconfort dans l’effort n’est point pareil au soulagement qu’il ressent quand
il voit enfin la corpulence de la vache. Elle s’approche
et sort la langue. Le nectar épais se répand sur la plaie. La douleur d’abord
s’apaise. Puis, miraculeusement, la plaie se referme. L’allégresse allège alors
l’anxiété.
« Comment
pourrais-je te remercier Charme ! Sans ton secours, je pourrirais
certainement au fond de ce ravin ». Attendrie par autant de reconnaissance,
Charme ne peut retenir des larmes de joie, tout en léchant le museau de Bock !
- Me
remercier ? Tu en fais déjà beaucoup pour que je devienne la championne des
reines. Non, non ! Tu n’as pas à me remercier. Ta taille de trapu est idéale pour
améliorer ma condition au combat et me tanner le cuir !». Soulagés de leur
tracas, les animaux se réfugient de nouveau dans le rire. Mais Bock très vite
s’éteint, baisse le regard et sent son cœur envahi par la tristesse ; ce qu’il va annoncer ne plaira pas à Charme.
« Tu
sais j’ai profité de mon séjour forcé dans ce trou pour réfléchir et…je ne vois
pas d’autre solutions pour moi que de… partir… ». Cette nouvelle s’abat
sur Charme comme une décharge de plomb.
-
Mais…
- Ne
dis rien. Ma décision est prise et c’est la mienne... la montagne ici est trop
dangereuse pour moi. Il faut que je m’accommode d’un autre refuge, ailleurs,
plus loin, plus haut…les moments passés à tes côtés resteront à tout jamais
gravés dans ma mémoire…tu es mon amie et tu le seras jusqu’au crépuscule de mon
existence. Mais je dois m’en aller… ».
Charme,
affligée par l’annonce de Bock, n’a pas songé à lever la tête pendant qu’il
parlait. C’est au bruit du roulis des pierres que la vache s’est soudainement
aperçue du départ du bouquetin. Elle savait qu’il était inutile de le
poursuivre tout comme elle savait qu’il était inutile de le supplier, la
condition animale ne le permet pas. Elle savait aussi que sa place était dans
un parc à défaire ses rivales, adoubée par le tintamarre des sonnailles, serties à l'encolure. Ce ne fut pas l’amertume qui la poussa à
regagner les pâturages mais le respect du choix d’un ami.
Charme
d’Hérens participera à de nombreux combats. La tradition rurale exigeant des symboles,
Charme en fut un. Ou plutôt Une. Une reine. La meilleure du cirque. Le temps de distraire
les hommes. Lorsqu’ils l’envoyèrent à l’abattoir elle ne sut pas que cela annonçait le clou du spectacle pour finir comme un steak. Tout comme elle ne sut pas que Bock survécut à sa blessure et qu’il se
réfugia dans des cols les plus reculés. Elle ne sut pas non plus qu’il engendra
une multitude de cabris sauvages. Elle ne le sut pas. Non. Elle le pressentit.
Respect à : Matthieu Stelvio
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